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tion sociale doit être une application des lois historiques une fois reconnues. Ceux qui connaissent l'ouvrage de M. S. qui porte le titre d' Introduction à la science sociale », dans l'édition française (1), peuvent, il est vrai, s'étonner que ce philosophe soit si réservé, ou même si négatif, en fait de vues sociales portant sur le futur et de propositions applicables au temps présent, alors que la loi de l'histoire et les principes de sociologie dont il est en possession devraient lui permettre d'annoncer catégoriquement l'avenir en le déduisant du passé, et d'ordonner le présent en raison de ce que l'avenir doit être. Mais cette infirmité du don prophétique n'est pas particulière à M. S., malgré l'obligation de prévision imposée à toute loi, en histoire comme ailleurs Savoir, c'est prévoir. La philosophie de l'histoire n'a jamais servi à déduire de leurs antécédents que des futurs passés. Elle n'a non plus enseigné d'ordinaire à ses adeptes que l'esprit de conservation, par l'effet de la crainte salutaire de déranger le cours des choses, qui vont si bien toutes seules.

Quoi qu'il en soit, M. S... ayant, comme nous le disions, à composer une loi de l'histoire qui lui tînt lieu de principes de sociologie, aurait pu penser, d'après la nature de son système entier, à déduire cette loi de celle de l'évolution universelle de l'être. C'est ainsi que la psychologie, chez lui, dépend de la biologie, d'une manière générale, par le procédé de l'adaptation de l'interne à l'externe; qu'ensuite la succession des espèces, au point de vue subjectif, et la formation progressive de l'intelligence, proviennent de l'accumulation continue des expériences organisées et héritées; qu'enfin, au plus haut degré de l'échelle, l'homme animal s'élève pour ainsi dire au-dessus de lui-même et se constitue à l'état d'une toute nouvelle nature mentale, en établissant des signes conventionnels, formant des concepts universels, inventant le langage. Mais, sur ce dernier point, on peut déjà se plaindre d'une lacune dans la doctrine évolutionniste : le passage des facultés mentales de l'animal aux facultés mentales de l'homme reste entouré de ténèbres; car toutes les ressources des partisans de cette doctrine échouent, soit à nous présenter la distance des unes aux autres comme moins grande qu'on ne la voit, soit à nous montrer, encore à présent, des hommes ne parlant guère mieux que s'ils ne parlaient pas, incapables d'abstraire et de nombrer, se servant, en leurs langages, de vocables qui ne sont apparemment pas généraux et ne répondent pas à des concepts! Cette dernière absurdité, une des plus répandues qu'il y ait, mais qui prête à rire à tout vrai philologue, fait pleinement ressortir la faiblesse du système et ne remédie pas à son défaut essentiel, qui consiste en ce qu'on ne peut ni expliquer l'établissement graduel ou par voie de continuité de la nature spécifique mentale de l'homme, ni comprendre au juste où et quand,

(1) Voyez nos comptes rendus de cet ouvrage, no. 1, 12, 15 et 19 de la Critique philosophique, 5° année.

dans quelle espèce, entre quelles espèces, s'est effectué un changement tel que celui qui, réduit au minimum, porte encore sur une différence aussi capitale que celle du sauvage le plus abruti, mais parlant, réfléchissant, raisonnant, inventant, et de l'animal le plus humanisé, mais ne parlant pas, ne réfléchissant pas, ne raisonnant pas, n'inventant rien.

Si nous insistons sur une difficulté, une lacune souvent reprochée à l'évolutionnisme, quoiqu'elle ne soit pas aujourd'hui de notre sujet, c'est qu'elle est la même au fond que celle que nous lui reprochons dans celui-ci. L'impuissance où l'on est d'expliquer la naissance de la raison et de la parole, par la méthode des changements continus, se retrouve dans l'impossibilité de déduire des lois de l'évolution générale les religions ou les sociétés humaines, avec les caractères de réflexion et de convention dont les plus basses de ces dernières ne sont pas dépourvues, et qui manquent aux sociétés animales. Autant, au reste, il y a de grands caractères distinctifs de l'humanité psychique, et l'on sait qu'il n'en manque pas, autant de problèmes insolubles se posent pour la théorie de la continuité évolutive. La société et la religion sont du nombre. Aussi M. S. ne peut-il les déduire de la généralité de sa loi, de la même manière, par exemple, que, dans sa psychologie, il rattache la raison, ou la volonté, la délibération volontaire, à l'ensemble du développement de l'expérience. Pour le principe capital de la sociologie, à savoir pour l'idée sociale même, il se contente, ce nous semble, de rapporter les observations banales et sommaires d'animaux groupés avec intention de leur part, posant des sentinelles, se constituant des chefs. La transition est maigre et sans profondeur. Un vide subsiste entre l'évolution psychologique et l'évolution << superorganique ou sociale. Nous ne voyons pas comment on le comblerait. Quant aux idées religieuses, est-ce impuissance, est-ce plutôt mépris pour une branche de l'évolution mentale qui lui paraît totalement illusoire et sans aucun fondement de réalité, toujours est-il que M. S. n'essaie pas d'en chercher bien loin la racine. Il considère l'homme arrivé à son état d'homme, appliquant ses facultés aux phénomènes qui lui apparaissent, prenant de toutes choses des idées fausses et créant les superstitions, qui à leur tour doivent exercer sur les phénomènes sociaux l'influence la plus considérable. En somme, l'ordre sociologique est non-seulement un ordre nouveau dans l'évolution, mais encore un ordre qu'on ne voit nullement sortir de l'ordre biologique et de l'organisation des expériences accumulées.

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Le fait de la discontinuité entre les différentes parties de l'évolution universelle nous paraîtra implicitement reconnu par M. S., esquivé dans les mots seulement, si nous faisons attention aux points suivants : 1° M. S. nous parle de la distinction profonde qui existe entre les « trois genres d'évolution » (1): inorganique, organique (comprenant (1) The three broadly distinguished kinds of evolution (The principles of sociologie, t. I, p. 3).

la psychologie) et superorganique. 2o La transition du second au troisième de ces genres, - pour ne nous occuper maintenant que de celle-là, doit s'être opérée avec continuité : « S'il y a eu évolution, la forme d'évolution que nous appelons superorganique a dû sortir insensiblement de l'organique » (1). 3° Mais M. S., qui affirme cette continuité, ne nous la fait pas voir. Son étude ne porte pas sur les phénomènes de transition, ou ce qu'il en dit est sans aucune importance. Nous pouvons sans inconvénient, dit-il, et nous en avons le droit, nous transporter de suite dans les phénomènes superorganiques les plus nettement caractérisés : « Nous pouvons nous borner à l'étude de la forme d'évolution superorganique qui dépasse tellement les autres en étendue, en complication, en importance, qu'elle les rend insignifiantes, trop insignifiantes peut-être pour qu'on puisse en parler en même temps. Je fais allusion, on le sent, au genre d'évolution superorganique que les sociétés humaines présentent dans leur développement, leurs structures, leurs fonctions et leurs produits (2). Ce qui n'eût pas été insignifiant toutefois, et ce qui serait aussi le droit, et même le devoir, de l'auteur du système de l'évolution, ç'aurait été de nous montrer comment les fonctions sociales sortent en effet, et sortent insensiblement des fonctions animales, chez les bêtes d'abord, puis chez l'homme, en les considérant comme des effets de l'adaptation du subjectif à l'objectif et de l'organisation des expériences dans une longue suite de générations. Tant que ce travail n'est pas fait, nous restons sous l'impression des caractères profondément tranchés qui séparent le troisième genre d'évolution du second, et l'unité du système nous échappe.

Ce n'est même pas assez de parler de discontinuité et de rupture, quand on pense, d'une part, à la période organique, où l'intelligence se forme et se construit par l'infaillible édification de l'expérience, et, de l'autre, à la période superorganique où le désordre s'introduit dans le monde mental et social dès sa naissance, par l'effet des illusions psychiques, des volontés qui s'ensuivent, en désaccord avec la nature des choses, et enfin des institutions humaines, tout d'abord produites inharmoniquement à la réalité. C'est contradiction qu'il faut dire, contradiction flagrante. En effet, durant la première partie du mouvement, c'est l'objectif réel qui s'organise dans le subjectif, et qui nous donne des résultats vrais. Durant la seconde, le subjectif secoue on ne sait comment le joug, engendre un faux objectif en se jetant dans toutes sortes d'illusions et de fantaisies, et c'est l'absurdité, non plus la réalité, qui,

(1) There can of course be no absolute separation. If there has been evolution, that form of it here distinguished as superorganic muot have arisen by insensible steps out of the organic (Ibid., p. 4).

(2) We may henceforth restrict ourselves to that form of superorganic evolution which 50 immensely transcends all others in extent, in complication, in importance as to make them relatively insignificant almost to insignificant to be named at the same time (Ibid., p. 8).

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de ce moment, va s'organisant dans le monde superorganique ou social. M. S. a-t-il pris garde que cette étrange anomalie, cette chute, ce péché originel, car c'en est un, qui provient d'une illusion primitive et d'une tentation à laquelle donne lieu, suivant lui, un certain rapport naturel mais faux entre les sensations et les jugements, cette Maïa indienne en un mot, -nous verrons en quoi elle consiste et si ce nom ne lui convient pas, sont chose difficilement explicable dans une doctrine déterministe et de progrès nécessaire? Un partisan du libre arbitre peut admettre un écart de l'humanité du droit chemin des jugements, dès son origine et sa séparation de la nature. Mais le système de l'évolution peut-il s'accommoder d'une humanité qui, sortant toute fraîche émoulue des mains de l'expérience universelle des âges, s'engage d'entrée de jeu dans toutes les erreurs et toutes les superstitions, pour des centaines de siècles dont nous ne tenons pas encore la fin?

Le premier volume des Principes de sociologie, le seul dont la traduction française a paru, et dont nous rendons compte, est, à part quelques chapitres préliminaires, consacré à l'explication ou démonstration psychologique de la naissance, de la croissance et des formes diverses de cette unique superstition d'où toutes les religions sont descendues. C'est donc un traité de l'origine de la religion. Mais nous avons vu que M. S. n'avait pu prendre son sujet comme une branche de l'évolution totale, et tirée du tronc, déduite des précédentes. Obligé de considérer l'état de superstition de l'homme primitif comme un fait spécialement humain, sans remonter au delà, et comme une déviation humaine de l'intelligence, il ne s'est pas trouvé dans une condition meilleure que ces auteurs dont nous avons parlé, qui s'emparent d'une idée, et d'une seule, entre toutes celles qui peuvent s'offrir à un esprit systématique, pour représenter la génératrice ou la forme commune et l'essence profonde de toutes les croyances religieuses, et consacrent ensuite ce qu'ils ont d'érudition et de génie à prouver que leur hypothèse embrasse tous les faits connus. et n'est contredite par aucun.

Parmi les inconvénients de cette méthode, il y a celui d'être conduit, en voulant tout expliquer, tout ramener à un principe unique, à se mettre en contradiction avec d'autres résultats que donnent les sciences; certains faits, certaines lois particulières ayant été déjà obtenus et devant passer pour désormais acquis, vu l'accord des investigateurs compétents. Cet inconvénient M. S. ne l'a point évité. Le soin de défendre son hypothèse et de lui assurer le terrain tout entier des religions, l'a contraint de se séparer des philologues sur les questions de linguistique, et des mythologistes sur les questions de mythologie. Cela est fàcheux pour lui. Si ce philosophe, dont la prétention est de composer un système qui soit le produit même des sciences, avait rencontré, au cours de sa construction, des thèses concordantes avec ses propres idées maîtresses, mais

rejetées par les savants autorisés, en physique, en biologie, etc., il se serait certainement arrangé pour s'en passer et donner des développements différents à son œuvre. Pourquoi n'a-t-il pas fait le même honneur aux sciences historiques? Tout simplement parce que l'éducation de son esprit ne s'est pas faite dans ces dernières sciences, et qu'il les respecte moins, ou ceux qui les cultivent. Mais comme après tout une philosophie des religions est soumise à l'approbation ou à la critique des mythologistes, des antiquaires, des philologues et des philosophes, non des physiciens ou des géologues, le système de M. S. se trouvera mal dans l'estime publique d'être en contradiction avec d'importantes vérités qu'on regarde assez généralement aujourd'hui comme de précieuses conquêtes pour l'histoire des idées.

Nous signalerons, sans avoir besoin d'y insister, les points sur lesquels l'ouvrage de M. S. n'est nullement au courant de la science ». Premièrement, il n'admet pas la théorie mythologique de la personnification des phénomènes naturels; il préfère l'évhémerisme aux explications mythiques; il n'attribue pas non plus aux tendances fétichistes un caractère primitif. En second lieu, il nie que les termes généraux, les concepts aient existé originairement chez l'homme et soient devenus des noms de divinités. Il conteste enfin que l'homme primitif ait été impressionné par les forces de la nature, qu'il ait spéculé sur ces forces et se soit forgé des fictions (Appendice B, p. 611). Nous oserions presque dire qu'en s'inscrivant en faux contre les résultats des études vediques sur la puissance de personnification, le pouvoir des noms et la composition des récits mythiques, M. S. n'est pas moins singulier, en son temps, que le fut dans le sien ce philosophe écossais qui, contemporain des W. Jones et des Colebrooke, soutenait que la langue sanscrite était une pure fiction, une invention des érudits!

Il faut voir maintenant ce que sera l'homme primitif dont M. S. a besoin pour sa théorie. Il n'en veut prendre le type dans aucune des traditions humaines; il n'entend pas l'induire des anciens monuments de la littérature et de l'histoire; l'homme sauvage actuel ne lui parait pas non plus, comme nous le verrons, en être un bon spécimen. Il ne lui reste donc qu'à en imaginer un qui le satisfasse. - Cet homme primitif a priori sera l'objet de notre second article, et, dans un troisième, nous expliquerons l'illusion fondamentale dont, selon M. S., il fut le jouet et qui donna naissance à toutes les religions de la terre.

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