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franchir les bornes par une démarche de raison pure. Il faut cependant les franchir, et voilà une nécessité pratique qui nous conduit à la raison pratique et à la croyance,- à la croyance avouée. De tout temps, il y a eu assurément plus de croyance que de science en philosophie, mais peu de philosophes convenaient qu'ils lui fissent la moindre place.

Kant a donc réformé la méthode subjective. Il a donné aux affirmations philosophiques un autre principe et une autre direction. Du moment, en effet, qu'il est défendu de prendre pied dans les idées pures pour trouver le droit d'affirmer, défendu de faire porter l'affirmation sur ces mêmes idées en tant que réalités, il n'y a plus qu'une ressource, et c'est de partir des notions morales, qui appartiennent indubitablement à l'expérience et à la pratique, et de tirer de ces notions des conclusions qui elles-mêmes ne dépassent point leurs prémisses. De là la reconnaissance de la loi morale ou du principe de l'obligation, comme donnée essentielle de la nature humaine; de là l'impératif suprême de la raison pratique; de là les postulats, qui renferment désormais le fond de ce qu'on peut et de ce qu'on doit demander à la méthode subjective en philosophie.

Kant a parfaitement rempli la première des conditions qu'on vient d'énoncer: partir des notions morales et non des idées pures; il a, selon nous, moins bien rempli la seconde ne point dépasser dans les conclusions ce qu'exigent les prémisses, et ne pas rentrer au moins à demi dans l'ancienne métaphysique par cette porte détournée. Mais n'insistons pas sur ce point, qui a été examiné ici une autre fois. Il y a matière à un autre grief plus lié à notre sujet. Kant, qui a écrit dans un passage mille fois cité qu'en renversant le dogmatisme rationaliste, il faisait place à la foi, Kant n'a cependant pas assez accusé la place que la croyance doit occuper dans la construction du système de la raison pratique, mais il s'est trop souvent exprimé comme s'il y avait dans cette dernière raison quelque chose comme ce que ses adversaires prétendaient trouver dans la raison théorique, quelque chose qui se poserait comme un axiome de géométrie, et s'imposerait forcément à un agent moral au lieu de se proposer à sa foi et d'être soumis, comme toute autre croyance, à sa libre acceptation. Mais le fait est que le principe du devoir, non plus que les devoirs particuliers, ne s'imposent point de cette manière. Sans cela verrait-on les écoles utilitaires combattre le criticisme sur cette question capitale, de même que le stoïcisme a eu constamment l'épicurisme pour rival pendant l'antiquité?

Kant n'a donc pas assez nettement avoué ou formulé le rôle de la croyance dans cette application de la méthode subjective, qui est la Critique de la raison pratique. Mais ce défaut nous met sur la voie d'un autre, d'où très probablement il dérive. Si Kant n'a pas fait place à la croyance, ainsi que son œuvre semblait pourtant l'exiger, c'est qu'il n'entendait pas faire place à la liberté du jugement; or, qui dit croyance implique ordinairement possibilité de ne pas croire, faculté de nier ce qu'un croyant

affirme; et voilà ce dont ne voulait pas pour sa doctrine un philosophe encore beaucoup trop enchaîné aux prétentions apodictiques. Au reste, nous rencontrerons Kant avec Descartes dans les labyrinthes du déterminisme, ces deux philosophes étant au premier rang de ceux qui ont nié le libre arbitre, sous les apparences et avec la réputation d'en être de grands défenseurs.

La franche méthode subjective veut non seulement que le principe de croyance soit avoué, quant aux affirmations de fondement, mais encore que la liberté du jugement, à l'égard des motifs qui peuvent être allégués pour ou contre la croyance, soit ouvertement déclarée. En considérant ainsi la question, nous sommes conduits à un complément intéressant et qui nous paraît de la plus grande valeur, qui a manqué au criticisme

kantien.

Toutes les affirmations fondamentales rentrent, pour leur justification, dans la notion du devoir; cette notion s'impose, selon Kant, et il n'y a pas à remonter au delà. Mais si, au contraire, la notion du devoir exigeait un acte du libre arbitre pour s'établir dans l'âme, y être reconnue comme régulatrice non seulement de la pratique, mais de la théorie, comme prenant ainsi une valeur objective qu'elle n'a pas d'elle-même et qu'il s'agit de lui conférer, alors il faudrait regarder aux raisons qui motivent cette reconnaissance, cet acte. C'est précisément ce qu'on fait avec conscience plus ou moins claire dans les actes de foi pratiques dont la vie est pleine, mais avec cette différence qu'il s'agirait ici d'une détermination mentale portant sur la conduite de la vie entière et par rapport aux fins qu'on peut lui supposer. Il faudrait donc comparer l'une à l'autre l'affirmation et la négation, en se plaçant en face des postulats de la raison pratique et mesurant leur portée, leurs conséquences possibles, relativement à celui qui les admet ou les repousse, et à l'humanité en général. D'un côté, on aperçoit la confiance en un ordre universel du monde impliquant un ordre moral et des fins pour les personnes; de l'autre, la brutale destinée, l'anéantissement successif des consciences éphémères point de jour pour la justice. On peut aussi rester dans le doute, il est vrai, mais quant à l'examen théorique de la question seulement. En ce qui touche la pratique, l'homme de la moindre réflexion a fait au fond son choix, a senti qu'il fallait opter pour l'une ou l'autre hypothèse, enfin a parié (1); ou sa conduite et ses secrets instincts ont parié pour lui, au besoin contre ses propres discours.

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Au point de vue du criticisme, c'est dans le devoir affirmé ou nié, avec l'ensemble des conséquences du choix, que le dilemme se pose. Si l'agent obéissait, pour se résoudre, aux nécessités des antécédents, des circonstances et de sa propre nature, il ne ferait que tomber dans le torrent des doctrines contradictoires, qui se poussent comme des flots les

(1) Voyez le n° 33 de la Critique philosophique, 7e année.

unes les autres. Mais s'il est libre de juger, s'il se croit tel, la doctrine vraie dépend de son adhésion et doit devenir son œuvre. Dans ce cas, il ne croira pas seulement au devoir autant que sa passion du bien et sa volonté l'y portent, mais, de plus, parce que la comparaison des deux hypothèses sur le monde moral, l'hypothèse de l'affirmation, l'hypothèse de la négation, lui montre le devoir du côté de l'affirmation. Je veux parler cette fois du devoir d'affirmer le devoir avec tout ce que le devoir implique. Ce redoublement est le plus haut point que puisse atteindre la méthode subjective. Si Kant n'y est pas parvenu, c'est qu'il a regardé la notion du devoir comme un fait, un état de la conscience à laquelle un impératif se révèle, une sorte d'autonomie passive, et non point, en outre, comme constituant elle-même un acte libre chez l'agent qui l'affirme et en tire des conséquences de doctrine. En admettant franchement cette liberté de juger, nous arrivons à présenter notre foi philosophique au monde, non comme le produit d'une évidence quelconque, mais comme le résultat d'un parti pris de la conscience sur cette double question : Faut-il croire au devoir? Faut-il de la foi au devoir tirer des inductions sur l'existence d'un ordre moral de l'univers? C'est la liberté qui répond, sous l'impulsion du devoir lui-même.

La présente introduction sur le sens que nous attribuons à la méthode subjective servira à nous justifier de l'importance exceptionnelle que nous comptons attacher à la question de la liberté du jugement, parmi celles qui vont se présenter à nous dans le parcours de quelques-uns des nombreux labyrinthes du déterminisme et du libre arbitre.

RENOUVIER.

LES LOIS FERRY.

CONGREGATIONS ET ASSOCIATIONS.

Nous voilà ramenés aux discussions de 1844 sur la liberté de l'enseignement. Pour défendre ses projets de lois, M. Ferry, ministre de la République, n'a pas besoin de se mettre en frais d'invention. Il n'a qu'à reprendre les arguments qu'opposaient aux prétentions cléricales les hommes d'État de la monarchie constitutionnelle; il n'a qu'à refaire devant la Chambre et devant le Sénat le discours prononcé, le 25 janvier 1844, par M. Dupin. Ce discours s'applique, de tous points, à nos circonstances; ce qui n'a rien d'étonnant, car M. Dupin répondait, en 1844, à des pétitionnaires qui voulaient alors obtenir pour les jésuites ce que les pétitionnaires d'aujourd'hui s'efforcent de leur conserver.

Je remarque que M. Dupin, en ce discours, établissait entre les congrégations et les associations une distinction aussi claire qu'importante que le libéralisme superficiel de notre temps nous a trop fait oublier.

Je demande tout de suite, disait-il, au profit de qui on veut faire

tourner cette liberté indéfinie qu'on prétend faire surgir de l'article 69 de la Charte?

Est-ce au profit de l'épiscopat? Est-ce au profit de nos curés de campagne ?..... Non, ce qu'on demande du pouvoir n'est pas demandé daus l'intérêt du vrai clergé, des évêques ou des curés. Est-ce qu'ils voudraient quitter le palais épiscopal pour se faire professeurs? Déserter le presbytère pour se faire maîtres d'écoles ou régents de collèges? Non, ils ont assez de choses à faire dans les fonctions qui leur sont propres.... Pour qui donc l'excédant de liberté, d'influence que l'on revendique avec tant de chaleur et d'âpreté ? C'est au profit des congrégations..... << Mais, nous dit-on, ces congrégations, il n'y a pas plus de moyens de les empêcher que les associations! Si cela était, nous serions livrés, l'État serait conquis. Il n'y aurait plus rien à faire; on pourrait, en quelque sorte, se passer de vous......

<< Mais ce ne serait pas connaitre l'énorme différence qu'il y a entre les congrégations et les associations que de les placer sur la même ligne. Il y a une grande différence : une association se forme aujourd'hui fortuitement, par vingt ou trente personnes qui ont leur état dans la cité, qui y ont leur domicile, qui y laissent leurs femmes, leurs enfants, qui vont s'occuper d'un objet qui peut être bon, qui peut être utile, qui aussi peut être illicite, qui, ayant bien commencé, peut devenir dangereux......

<< Mais une congrégation, c'est tout autre chose! Dans une congrégation on dénature sa personne, on fait des voeux qui séparent l'individu de la cité cela est si vrai que, sous l'ancien régime, ceux qui faisaient des vœux étaient censés morts au monde; ils ne succédaient plus à leurs parents. L'association tout entière, quel que fût le nombre des membres, devenait une personne civile, une fiction; elle formait une individualité au milieu de la cité, elle pouvait posséder et acquérir en nom collectif. C'était donc une grande innovation; c'étaient des hommes soustraits jusqu'à un certain point à l'action de la société, aux charges communes, à la disponibilité du gouvernement. Et vous concevez qu'alors comme aujourd'hui, une ordonnance ne suffisait pas, il fallait des lettres patentes dûment vérifiées et enregistrées.

<< Dans l'état actuel des choses, la seule loi qui existe, c'est point de vœux perpétuels; la seule loi qui existe, c'est point de congrégations d'hommes. Pour avoir des moines en France, si on les aimait assez pour cela, il faudrait donc les rétablir à nouveau, et j'espère qu'on ne les rétablira pas.

<< En présence de cette législation, comment essaie-t-on de l'éluder ? On demande à un jurisconsulte, à plusieurs jurisconsultes, à tous ceux qui voudront entrer dans cette voie, si, à défaut d'autorisation, on ne peut pas se passer du gouvernement; et alors on raisonne de la manière suivante :

« Nous n'existons pas comme congrégation, cela est vrai, puisque vous ne voulez pas nous autoriser; eh bien, mais nous existons comme individus, et nous ferons, nous prétendons faire impunément tout ce que nous pourrions faire si nous étions autorisés. Ainsi, si un homme s'avouait membre d'une congrégation autorisée, il lui serait défendu de capter les legs au profit de la communauté; mais, comme simple individu, il les sollicite et les fait faire au profit de ce qu'ils appellent un des nôtres, au profit d'un de ceux qui sont connus du solliciteur pour être en secret l'un de ses associés ; il y a des prête-noms. Et ainsi, on poursuivra la question d'enrichissement par une association de fait, quoiqu'elle ne soit pas autorisée par la loi. Nous n'avouerons pas notre nom, nous ne dirons pas que nous sommes telle ou telle congrégation; mais cependant nous produirons, nous agirons, nous ferons comme si nous étions la congrégation elle-même.....

Voilà la position où l'on voudrait se placer aujourd'hui vis-à-vis du gouvernement; et c'est la marche qu'à suivie dès l'origine une société fameuse, lorsqu'elle a voulu s'introduire et s'implanter en France.

« Dès l'origine, les membres de cette société n'ont pas demandé autre chose que ceci : Laissez-nous faire, laissez-nous enseigner; liberté de l'enseignement ! Nous ne sommes pas une congrégation, nous ne sommes que des maîtres enseignant des écoliers. Eh bien! on ne peut trop appeler l'attention des hommes publics sur l'existence, sur la renaissance, sur le remuement de cette société.

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Tous ceux qui appartiennent à d'autres congrégations sont obligés de s'associer dans l'intérieur d'un État; ordinairement ils y sont nés, ils achèteront une maison, ils deviendront propriétaires. Ils demandaient autrefois au gouvernement l'autorisation de s'établir; leurs statuts étaient préalablement examinés, bien examinés, mieux que nous ne pouvons le taire dans une chambre de députés; car dans les parlements on y regardait de très près, cela passait par plusieurs mains, et l'on autorisait la congrégation si son but paraissait utile, et son existence sans danger pour l'ordre public. Et si plus tard les espérances étaient déçues, si quelque mal venait à se manifester, on avait bien vite fait de réformer l'établissement, s'il était réformable, ou de le supprimer, si le mal paraissait incurable.

il

Mais à côté de cette manière d'agir ainsi franchement et à découvert, y en a une autre, qui consiste à se passer des lois. Par exemple, il y a des hommes qui prétendent qu'ils n'ont pas besoin de vous pour se constituer, qui sont d'avance constitués à l'étranger, qui ont leur chef à l'étranger, un chef qui tient ses sujets dans sa main par un serment comme personne n'en prête, par un serment qui admet peut-être des distinctions pour les serments secondaires qui dérogeraient au premier, mais qui n'admet aucune modification pour le serment principal, serment d'obéissance passive et de soumission absolue, qui met le simple reli

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