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LA CRITIQUE PHILOSOPHIQUE

POLITIQUE, SCIENTIFIQUE, LITTÉRAIRE

BLANQUI DOIT ÊTRE INVALIDÉ.

Sans être amnistié, c'est-à-dire sans être légalement éligible, M. Blanqui a obtenu la majorité des suffrages d'une circonscription électorale. Son inéligibilité est un fait que personne ne conteste. On demande si la Chambre des députés, qui le sait inéligible, peut néanmoins le reconnaître élu et l'admettre au nombre de ses membres. La question ne paraît pas sérieuse. Cependant, certains républicains radicalissimes n'hésitent pas à y répondre affirmativement. «Sans doute, disent-ils, il y a une loi qui déclare Blanqui inéligible; mais la souveraineté du suffrage universel est au-dessus de cette loi. Le suffrage universel est la loi des lois. Le suffrage universel est la base de notre état social, et par conséquent de tout droit. Il n'y a pas de lois respectables contre cette loi suprême. Si les décisions du suffrage universel peuvent être annulées, il n'y a plus de députés, il n'y a plus de Sénat, il n'y a plus de gouvernement (1). »

C'est précisément l'argumentation que développaient ceux qui demandaient à la Constituante de 1848 de valider l'élection de Louis-Napoléon Bonaparte. Ils faisaient, eux aussi, bon marché de la légalité. Ils invoquaient, eux aussi, la souveraineté du suffrage universel. Ils disaient, eux aussi, qu'il fallait s'incliner non devant la loi, mais devant les principes, parce que l'Assemblée pouvait bien modifier la loi, mais ne pouvait se mettre en opposition avec le principe du suffrage universel, dont elle tirait son autorité. A quoi Ledru-Rollin, fidèle à la tradition et aux doctrines de 1793, répondait que la souveraineté du peuple est une et indivisible; que le vœu isolé d'un département, qui avait pu se méprendre, se tromper sur les conditions légales d'un candidat, ne saurait être considéré et respecté comme l'expression de la volonté nationale; que l'on méconnaissait les vrais principes lorsqu'on plaçait dans l'individu, dans un certain nombre d'individus, le droit souverain, qui ne réside que dans l'ensemble de la nation, lorsqu'on attribuait à la partie ce qui n'appartient qu'au tout. « J'avoue, s'écriait-il, qu'il parait singulier à des hommes qui ont contribué à constituer, le 24 février, la souveraineté du peuple, d'entendre soutenir aujourd'hui qu'ils veulent la violer... Comment! vous reconnaîtriez que un, deux, trois départements constituent la souve(1) Voyez la Marseillaise du 28 mai 1879.

CRIT. PHILOS.

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raineté du peuple! Permettez-moi de vous le dire, vous vous méprenez sur les principes. Apparemment, vous n'êtes pas meilleurs révolutionnaires que les auteurs de la Déclaration des droits de 1793; vous n'avez pas la prétention de défendre plus qu'eux la souveraineté du peuple. Eh bien, ils déclarent, dans cette Constitution de 1793, que la souveraineté du peuple existe dans l'ensemble, et ne peut exister dans un individu seulement. Permettez-moi de dire que la règle ne peut être posée qu'en ces termes; autrement c'est du protestantisme; ce n'est pas la foi dans la souveraineté du peuple. La souveraineté du peuple existe dans l'universalité, dans l'absolu. Autrement, remarquez-le bien, il peut convenir à tel département de nommer, par exemple, le comte de Paris ou Henri V: quel est celui d'entre nous qui viendrait soutenir qu'un département, ainsi égaré et protestant, pèse lui seul dans la balance autant que l'ensemble de la nation? >>

Certes, l'Assemblée de 1848 n'était nullement tenue de considérer la loi de 1832 comme abrogée par les suffrages qu'une fraction du peuple venait de donner à Louis Bonaparte. Cette loi de 1832, la prudence aurait commandé de la faire, si elle n'eût existé, car Louis Bonaparte était le seul prétendant que la République eût alors à craindre. Mais il y avait des républicains de principes qui malheureusement ne comprenaient pas la nécessité de la maintenir et de l'opposer aux électeurs égarés de tel ou tel département. C'est à ces esprits dédaigneux des précautions et des scrupules de légalité et dépourvus de tout sens politique, que LedruRollin éprouvait le besoin de rappeler le dogme traditionnel de la souveraineté indivisible du peuple, pour les décider à voter contre une validation funeste. On sait trop qu'il ne réussit pas à les convaincre : Louis Bonaparte put siéger à l'Assemblée et, quelques mois après, devenir président de la République. Ce qui sortit de là devrait aujourd'hui nous mettre en garde contre les aveuglements de la politique idéaliste. La validation de Louis Bonaparte est, en vérité, un bien mauvais précédent à alléguer en faveur de celle de M. Blanqui.

A la vérité, le dogme indivisibiliste ne fournissait pas un argument solide et décisif dans le débat. On pouvait répliquer que le peuple souverain n'est pas un organisme, comme le veut la mythologie démocratique des disciples de Rousseau, mais une association d'individus autonomes; que ses volontés, telles qu'elles peuvent s'exprimer, résultent des discussions, des délibérations, des mandats, finalement des suffrages individuels associés; que, par suite, la souveraineté du peuple ne peut, sans se nier, sans se détruire elle-même, supprimer, dévorer en quelque sorte les souverainetés élémentaires, partielles, individuelles dont elle se forme et se compose. Mais pas n'était besoin, dans la circonstance, d'en appeler aux pères de 93 et à leurs doctrines, ni de repousser le principe protestant et nominaliste de la souveraineté individuelle. On ne voit pas que ce principe, qui impose des limites rationnelles et morales au droit des

sans quoi il n'y

majorités, mais qui forcément s'en accommode, aurait pas de cité, pas de loi, pas de paix possible, interdise d'écrire dans la loi électorale des incapacités politiques, et commande de ne tenir aucun compte de celles qui y sont écrites. Il suffisait de faire ces observations bien simples, dont la valeur et la force sont indépendantes de toute vue théorique sur la souveraineté et la manière de l'organiser Que l'on ne saurait reconnaître aux votes d'une circonscription électorale le pouvoir d'abolir une loi et un jugement, d'amnistier un conspirateur condamné et inéligible; que ce pouvoir n'appartenait qu'à l'Assemblée; que l'Assemblée aurait le plus grand tort d'en user pour ouvrir la carrière à l'ambition de Louis Bonaparte.

Il convient d'ajouter, en terminant, que la question de la validation de M. Blanqui ne se présente pas aujourd'hui devant la Chambre des députés, comme se présentait devant l'Assemblée de 1848 la question de la validation de Louis Bonaparte. L'Assemblée de 1848 possédait la plénitude de l'autorité politique; elle pouvait l'exercer comme elle l'entendait, aux risques et périls de la France. Aujourd'hui, la Chambre des députés partage avec le Sénat le pouvoir législatif, et par conséquent le droit d'amnistie. En validant M. Blanqui, elle se l'attribuerait entier. En se l'attribuant entier, elle violerait la Constitution.

UN CONSERVATEUR RÉPUBLICAIN.

DIALOGUE.

F. PILLON.

UN RADICAL MODÉRE.

LE CONSERVATEUR. Je vous dis que vous ne fonderez jamais rien en dehors du droit historique : j'entends en dehors des idées que la grande masse de la nation, telle que l'histoire l'a faite, se forme du droit, des relations sociales et du rôle d'un gouvernement. On tente d'innover, on parle, on s'agite beaucoup, on trouble la surface du pays, on finit par en soulever le fond, tout semble bouleversé. Mais le résultat de l'ébranlement des masses n'est jamais ce que les révolutionnaires avaient espéré. L'ancien équilibre se reforme. C'est en vain qu'on a cru faire violence à l'histoire. Croyez-moi; nous avons la République, et nous désirons qu'elle dure: vous, parce qu'elle répond à votre concept politique a priori; moi, parce qu'elle existe, et que, dans l'état actuel des partis et des contentions monarchiques, une restauration me semble difficile et, en cas de succès, dangereuse. Eh bien! arrangeons-nous pour que la République se gouverne comme ferait tout autre gouvernement à sa place, et avec le moins de changements qu'on pourra dans la société. Louis-Philippe a jadis trompé les « avancés » de Paris en leur promettant une monarchie entourée d'institutions républicaines. Il savait que rien n'est plus chimérique. Faites le contraire détrompez l'homme d'ordre, le riche industriel, le grand propriétaire, le magistrat, l'ecclésiastique, le paysan la

rouché. Ils craignent cette République dont on leur a toujours parlé, qui menace les positions sociales; faites-leur connaître celle qui respectera tous les faits acquis, et qui saura pour cela rester entourée d'institutions monarchiques. Le passé nous les a léguées, ces institutions, il nous les impose. On n'échappe point à la loi de continuité historique. Avez-vous lu le dernier article de Littré (1)?

LE RADICAL.Oui, je l'ai lu, et je n'ai pas admiré seulement le grand talent de l'auteur, son patriotisme, sa parfaite sincérité, sa foi, je veux dire sa confiance naïve en un infaillible avenir positiviste, — qui viendra sans doute de lui-même, car on ne nous donne plus rien à faire pour nous en rapprocher, excepté de nous tenir tranquilles et de ne rien compromettre. J'ai admiré aussi combien il est facile à un sociologue, à un homme qui nous a répété si souvent que les questions sociales sont les plus complexes de toutes, enfin à un savant qui doit avoir l'habitude de l'analyse, combien, dis-je, il lui est facile de négliger dans l'examen d'une question un élément capital, et dont la considération doit changer toutes les conclusions. Il ne faut pour cela qu'une chose fort simple. Il suffit que ces avant, en vertu de sa constitution mentale, ou par l'effet de son propre système, soit personnellement étranger à des idées et à des passions que d'autres hommes, en grand nombre, éprouvent très vivement, et qui deviennent par là des facteurs considérables en histoire.

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LE CONSERVATEUR. Que voulez-vous dire? Je ne vous comprends pas. LE RADICAL. Écoutez ceci, j'ai sous la main un journal qui a reproduit l'article:

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-

que

<< Tout à l'heure j'ai annoncé, c'est M. Littré qui parle, l'apophthegme d'expérience politique exprimé par M. Thiers au sujet de la République conservatrice (2), rencontrait un appui dans la sociologie. La sociologie, qu'est cela? dira le socialisme. Il est vrai qu'elle n'est pas bien vieille, émanant de l'oeuvre philosophique de M. Comte; mais elle est en voie de faire une grande fortune. Accueillie de tous côtés, même par les inconnus qui n'appartiennent pas à l'école positiviste, elle est cultivée avec ardeur et prend rang parmi les hautes connaissances, en attendant qu'elle prenne rang dans le haut enseignement. Or, étant toute historique et toute expérimentale, elle se trouve l'adversaire-née du radicalisme, qui n'est rien de tout cela. Ses principes, à lui, ne sont pas pris, comme le sont aujourd'hui tous les principes scientifiques, à l'expérience et, dans le cas particulier de la sociologie, à l'histoire, qui représente une autre forme de l'expérience; ils le sont à la raison subjective et révolutionnaire. Aussi est-il toujours prêt à compromettre le présent et l'ordre en vue de l'avenir, très variable d'ailleurs et très indéterminé, qui miroite à ses yeux. Si la fortune du radicalisme est liée à celle de la

(1) Revue de la philosophie positive, mai-juin, 1879. (2) La République sera conservatrice ou ne sera pas.

politique métaphysique et absolue, celle de la sociologie est liée au progrès de la méthode expérimentale dans les choses sociales. Les deux plateaux de la balance ne sont pas chargés de poids égaux; chaque jour le plateau de la sociologie deviendra prépondérant ainsi le veut le développement scientifique général. Malheur aux peuples chez qui, momentanément, le radicalisme prévaudra! »

Vous avez entendu; ne remarquez-vous pas dans ces paroles une sorte de lacune de l'esprit du positiviste, laquelle se trahit par l'élimination indue d'un certain élément du travail de la raison, et par suite de la vie politique et du progrès social chez toute nation qui prend en main sa propre destinée ?

LE CONSERVATEUR. - Nullement; il faut que vous m'expliquiez cela. Mais vous pensez bien que le passage que vous venez de lire n'est pas celui qui me plaît dans l'article. J'y vois bien des défauts. M. Littré, parlant de la sociologie comme émanée de Comte, efface d'un trait de plume tous les travaux des penseurs qui ont réfléchi aux lois des sociétés, y compris ceux de Saint-Simon et de de Maistre, sans lesquels assurément Comte ne serait plus Comte. M. Littré, présentant la sociologie comme une science constituée, cultivée, prête ou peu s'en faut à entrer dans l'enseignement, et toutefois accueillie par d'autres que par les positivistes, confond visiblement un sujet d'études avec une doctrine faite et acceptée d'un commun accord. M. Littré, qualifiant la sociologie d'historique et d'expérimentale, oublie de distinguer entre l'expérience et l'histoire, dont l'autorité est incontestable, et les interprétations de l'expérience et de l'histoire, telles qu'on les admet dans tel ou tel système et, par exemple, dans le système de sociologie qui a ou qui pourrait avoir ses préférences. Ce qui me paraît le plus singulier, c'est que M. Littré luimême, si je ne m'abuse, n'accepte point la sociologie de Comte, et que, s'il a une sociologie à lui, nous ignorons laquelle c'est; mais, en tout cas, les principes scientifiques demandés par la sociologie à l'histoire, qui est une autre forme de l'expérience, ont un grave défaut : ils ne sont pas fixés, ils sont la proie des écoles; en d'autres termes, leur titre est usurpé. Je ne vois pas que le droit de M. Littré en cette affaire, et en attendant que sa sociologie devienne quelque chose de mieux qu'un desideratum, s'étende réellement plus loin qu'à invoquer d'une façon générale les enseignements de l'expérience et de l'histoire. C'est d'ailleurs ce que font tous les conservateurs. Comme ils se piquent de n'avoir pas de système, l'expérience et l'histoire représentent pour eux les mœurs dominantes en tout temps et les traditions. Ils reprochent aux républicains dits radicaux de vouloir changer des choses qui ont toujours été et qui seront probablement toujours. Pour eux, les socialistes aussi sont des révolutionnaires, et la prétendue sociologie n'est à leurs yeux qu'un laboratoire de socialisme. M. Littré veut raisonner contre les radicaux en positiviste; au fond, c'est seulement en conservateur qu'il raisonne: il nie les principes poli

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