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faut-il pour cela renoncer à préparer l'homme chez l'enfant? Nous ne le pensons pas; ce serait nier l'éducation. Nous n'éprouvons, au surplus, qu'un dédain modéré pour les historiettes, quoique nous n'en connaissions guère de bonnes; ni M. L. non plus, sans doute. Mais, pour en composer de bonnes, il conviendrait peut-être d'être fixé sur les bases de la morale philosophique ». Berquin, Bouilly et les estimables dames dont j'ai reçu les ouvrages pour étrennes quand j'étais enfant, ne l'étaient pas trop. Je me souviens, d'ailleurs, qu'ils ne m'ont pas plus amusé qu'instruit; dès l'âge de dix ans, l'histoire romaine de Rollin m'intéressait davantage.

Mais les abstractions ne sont pas à la portée des enfants. Eh bien, elles le deviennent! En attendant, elles servent aux maîtres, qui en ont bien besoin, ou plutôt qui ont besoin qu'on leur renouvelle leur provision en ce genre. L'ancienne ne peut plus beaucoup servir. Mettons que nous avons fait, non le livre de l'enfan., mais celui de l'instituteur, celui que l'enfant lui-même comprendra peu à peu en avançant en âge, absolument de même qu'il est réduit à n'atteindre que progressivement le vrai sens de tant d'autres connaissances, dont on est cependant obligé de confier la formule à sa mémoire, parce qu'il la demande et parce qu'il n'existe pas d'autre moyen d'instruire l'esprit que d'anticiper sur son instruction; mettons, dis-je, que nous n'ayons fait que cela. C'est plus que M. L. n'aurait désiré. Mais, que ce soit plus, que ce soit moins, pourquoi demander à un auteur autre chose que ce qu'il peut vous donner? On vous offre une tragédie. Une comédic aurait mieux fait votre affaire. Alors, passez à l'auteur comique.

« Nous désirerions, dit notre critique, en terminant sur ce sujet, que l'auteur français du Petit Traité de morale priât un romancier de talent de faire des historiettes où seraient mises en action chacune des idées contenues dans son livre, lequel serait un excellent canevas. Il faudrait ensuite confier la revision de cet ouvrage à une personne ayant l'habitude des enfants, sachant leur parler, à une femme. De cette manière, on obtiendrait probablement un puissant levier d'éducation. »

de

La France possède trois ou quatre romanciers vivants d'un très grand mérite. Malheureusement, nous n'en connaissons aucun qui fût capable, - supposé que la tâche lui convint, et elle ne lui conviendrait pas, remplir notre canevas sans défigurer et gâter entièrement nos intentions. L'éthique est une science encore trop neuve dans notre pays, et les romanciers y sont tout particulièrement étrangers. Du reste, le mot canevas n'est pas pour nous déplaire. Il est encore bien difficile de faire autre chose. Notre canevas est tracé d'après les principes juridiques et démocratiques. Il n'y a ni femme ni personne autre ayant l'habitude des enfants qui puisse en changer, arrondir ou enjoliver les grandes lignes. Pour ce qui est de le remplir et de le colorer, nous avons fait un appel, que nous renouvelons ici, à tous ceux qui voudront bien nous aider à

préparer une seconde édition du Petit Traité. Mais ce ne sont pas des historiettes puériles que nous leur demandons; ce sont de fortes anecdotes, des exemples saillants, des traits de caractère pris dans l'histoire et dans la légende, et des pensées empruntées aux grands écrivains de tous les temps, et propres à mettre en relief les différentes parties de l'enseignement moral.

DE LA PROPAGANDE PROTESTANTE.

Notre ami et collaborateur M. Benezech vient de publier, sous forme de lettre, dans le journal la Renaissance (n° du 9 mai), un excellent article sur l'importance, les difficultés, les conditions de succès de la propagande protestante. Nous en reproduisons la plus grande partie.

Le protestantisme, petit par le nombre de ses adhérents, est grand par ses principes. Ce genre de grandeur échappe à certains esprits qui ne croient pas à la puissance des idées.

Représentez-vous deux hommes. L'un est riche, bien vêtu, menant un grand train de maison, ayant de nombreux serviteurs, donnant souvent de somptueux dîners, étalant dans les rues et sur les promenades ses magnifiques équipages; l'autre est pauvre, humble, simple dans son costume, logé modestement et forcé de vivre de privations. Le premier est un de ces importants, comme il y en a quelquefois, qui se permettent, parce qu'ils ont de la fortune, de parler haut, tranchant toutes les questions d'un ton souverain, et s'imaginant qu'ils ont raison, puisqu'ils ont la bourse bien garnie; et, comme le nombre des badauds est malheureusement immense, cet homme, grâce à ses écus, a des admirateurs ou des courtisans qui, s'ils se moquent de lui par derrière, l'encensent par devant, en lui donnant une bonne opinion de lui-même. Le second est un homme sérieux, intelligent, d'un caractère digne et élevé, trop délicat pour implorer les faveurs, et condamné à végéter dans l'obscurité parce qu'il ne sait pas intriguer, faire antichambre, exercer ce métier de solliciteur qui expose à tant d'humiliations. Ceux qui le connaissent l'apprécient et le vénèrent; mais la foule, qui ne juge guère des gens que sur l'apparence, le distingue à peine, tandis qu'elle a des complaisances pour l'autre, alors même qu'elle ne l'estime pas beaucoup.

De ces deux hommes, l'un, le riche, l'important, le favorisé, c'est le catholicisme; l'autre, le pauvre, l'humble, le délaissé, c'est le protestantisme, Celui-ci ne fait pas grand bruit; il a été si cruellement persécuté jusque vers la fin du siècle dernier, qu'il est à peine remis de ses blessures; il n'a pas l'extérieur brillant; il se contente d'avoir des idées saines, des sentiments droits et de vivre avec son temps. Celui-là, pompeux, fier, influent, possède un corps flétri sous un splendide manteau; il a toutes les idées d'un autre âge, comme un marquis, désolé de n'avoir plus de serfs, qui conserverait, avec ses prétentions, la perruque, la culotte courte et les manières du bon vieux temps. Le catholicisme est usé; on ne croit plus guère aux doctrines qu'il enseigne; les prêtres n'ont pas le même prestige qu'autrefois; et, cependant, cette Église, ennemie de la liberté, de la démocratie, de la République,

de l'instruction et du progrès, cette Église, peu goûtée des masses, surtout dans les centres intelligents, conserve encore de très nombreux partisans, grâce à ses cérémonies, ses formes qui parlent aux yeux, le luxe de ses cathédrales et l'art merveilleux qu'elle déploie dans l'exploitation de la crédulité humaine; elle a pour elle les vieilles habitudes, si tenaces qu'on en reste esclave tout en les condamnant; elle a ses écoles, ses séminaires, son clergé discipliné comme une armée, ses couvents, où se fait une propagande occulte et acharnée, sa petite presse, ses confessionnaux, ses chaires; elle tient la femme, par le moyen de laquelle elle s'empare de l'enfant et souvent du mari, sans que celui-ci, pauvre dupe, s'en doute; elle tient le bourgeois peureux, le fonctionnaire qui ne veut pas compromettre son avancement, le boutiquier qui veut maintenir sa clientèle. Le monde moderne se débat sous cette étreinte, une hache à la main, assénant de vigoureux coups, presque vainqueur, toujours menacé.

La victoire restera incertaine, aussi longtemps que les Français ne combattront le cléricalisme que par les armes du ridicule ou de l'indifférence. Grâce à Dieu, le monde marche. De grands esprits, des savants, des philosophes, des députés, des écrivains célèbres, des hommes qui aiment le peuple et la liberté, catholiques de naissance et libres penseurs, se sont ralliés récemment au protestantisme, apportant à ce dernier la double autorité de leur caractère et de leur talent. Ces hommes ont compris qu'il n'y a qu'un moyen de combattre le catholicisme : c'est de le remplacer par une religion meilleure.

Certains assurent qu'il ne manque au protestantisme, pour se faire aimer, que d'être mieux connu; mais est-il bien sûr qu'il se fît toujours connaître avantageusement?...

Nous ne parlons pas assez la langue de nos contemporains; nous ne vivons pas assez de leur vie, de leurs préoccupations, de leurs soucis, de leurs espérances, pour leur inspirer de la sympathie. Il y a trois ou quatre ans, si je suis bien renseigné, un pasteur fut invité par deux pères de famille catholiques à parler dans le chel-lieu de l'un de nos départements du Midi où il n'y a pas de protestants. L'assemblée était nombreuse, partagée entre la curiosité et la bienveillance. L'orateur parla assez longuement des murailles de Jéricho tombant au son de la trompette et d'autres choses semblables. La déception fut profonde. Il n'y a pas eu une seconde réunion. Depuis ce moment, le pasteur n'est aux yeux de ces gens qu'un curé en redingote.

Si le mouvement vers le protestantisme s'accusait, le grand danger serait que notre Eglise n'eût pas, au service de cette œuvre magnifique, assez d'hommes de tact, qui se fissent une idée juste de la manière dont il faut parler à notre génération. Pourquoi ne le dirait-on pas? La plupart de nos prédicateurs, même les mieux doués, ont reçu de leurs auditoires une mauvaise éducation. Chacun sait que, dans presque toutes les églises, on peut même dire dans toutes, il n'y a guère que les femmes qui fréquentent le culte. Pour complaire à ce public féminin, il faut une prédication fortement imprégnée du langage traditionnel, un mysticisme un peu vague, une onction attendrissante, de l'édification à l'ancienne mode. Un très grand nombre de fidèles s'arrêtent aux mots, sans aller jusqu'aux idées, ne trouvant édifiant que ce qui a une apparence de piétisme; des pensées fortes,

sérieuses, élevées, pleines d'actualité, exprimées dans un style net, aux allures vraies et laïques, leur semblent choquantes en chaire, et si, dans une circonstance exceptionnelle, un soir, par exemple, après avoir été annoncé dans les journaux de la localité et devant un public très nombreux où se trouvent des catholiques libéraux, un prédicateur de talent, sous le prétexte de faire de l'édification, emploie ce genre mielleux, ayant le goût du terroir, il plaît aux dames, et il déplaît à presque tous les hommes. Si les hommes allaient au culte, le langage de la chaire protestante serait différent.

Quoi qu'il en soit, si, comme il est permis de l'espérer, le protestantisme fait des prosélytes, les orthodoxes et les libéraux auront chacun leur mission spéciale. Les orthodoxes, plus voisins du catholicisme, attireront surtout ceux qui tiennent par bien des liens à la tradition; les libéraux, qui sont entrés plus franchement dans le grand courant moderne, feront plus d'impression sur les libres penseurs religieux. Mais il serait à craindre que le spectacle de nos divisions, si la crise ecclésiastique devait s'éterniser, n'éloignât du protestantisme des gens très disposés à y entrer. Une société déchirée par la guerre civile ne saurait inspirer de la confiance. Comment les nouveaux protestants se reconnaîtraient-ils au milieu de tout ce tapage? Quand vous invitez quelqu'un à venir chez vcus, au moins faut-il qu'il sache qui vous êtes. Pouvons-nous dire ce que nous sommes ? Les uns disent blanc, les autres disent noir, et de tout ce bruit, il ne sort pas une voix claire, puissante, capable de formuler, je ne dirai pas la confession de foi, ce mot sonne mal aux oreilles, mais la déclaration de principes de notre génération. Il importe donc que le protestantisme se pacifie le plus promptement possible. D'excellents esprits attendent une conciliation par l'extinction de l'orthodoxie actuelle, la mort violente du libéralisme radical et la formation d'un nouveau parti qui serait une sorte de libéralisme évangélique. C'est un rêve généreux à la réalisation duquel les orthodoxes se prêtent moins que jamais, puisqu'ils rendent tous les jours le schisme irréparable, en s'organisant solidement, Ceux qui croient à la légitimité et à l'avenir du libéralisme, n'ont désormais qu'à travailler à sa consolidation par les mêmes moyens.

En vue de la grande propagande, la seule qui mérite de nous passionner, car les minorités qui n'aspirent pas à devenir conquérantes sont des minorités mortes, nous ne devrions pas avoir d'autre but, si la conciliation était décidément impossible, que de chercher un modus vivendi ou de constituer deux Églises, vivant côte à côte, faisant chacune leur œuvre, représentant des idées différentes avec une méthode semblable, et d'autant plus occupées de questions élevées qu'elles n'auraient pas à se battre constamment pour des intérêts mesquins. Il n'y a rien de pire que de vivre séparés dans la même maison; le divorce vaut cent fois mieux. Nous nous usons, nous nous discréditons, nous nous rendons indignes de la belle mission qui nous semblait réservée dans la crise religieuse qui se prépare, et qui donnera à la fin du dix-neuvième siècle un caractère tragique.

Alfred BÉNEZECH.

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LA CRITIQUE PHILOSOPHIQUE

POLITIQUE, SCIENTIFIQUE, LITTÉRAIRE

LES ÉQUIVOQUES DE LA QUESTION PHILOSOPHIQUE
DU MONDE EXTÉRIEUR.

(Voyez le n° 13 de la Critique philosophique.)

Toute la belle analyse de Turgot, qui semblait d'abord si négative, sur « les preuves de l'existence des êtres extérieurs, aboutit un peu brusquement à cette déclaration, dans laquelle sont impliqués plusieurs éléments des plus sujets à dispute dans la philosophie de l'esprit humain : Nos sensations sont des faits ; « si, en remontant de ces faits à leurs causes, on se trouve obligé d'admettre un système d'êtres intelligents ou corporels existants hors de nous, et une suite de sensations antérieures à la sensation actuelle, enchaînée à l'état antérieur du système des êtres existants, ces deux choses, l'existence des êtres extérieurs et notre existence passée, seront appuyées sur le seul genre de preuves dont elles puissent être susceptibles car, puisque la sensation actuelle est la seule chose immédiatement certaine, tout ce qui n'est pas elle ne peut acquérir d'autre certitude que celle qui remonte de l'effet à la cause (1) ».

Avant de passer avec Turgot à la manière dont on peut remonter d'un effet à sa cause, observons que, pour un philosophe criticiste, il y a déjà bien des difficultés accumulées dans la définition générale de l'induction dont il s'agit.

1° Pour comprendre ce qu'on demande par ces mots : remonter des faits à leurs causes, il faut avoir éclairci l'idée de causalité; or, il n'en est pas de plus difficile, ni qui soit plus dépendante de la façon dont on conçoit les êtres dont les modifications ont la propriété de rendre nécessaire la modification de certains autres êtres. L'essence de l'action et la nécessité de l'effet sont, dans tous les systèmes philosophiques, un abîme de ténèbres. Cela ne laisse pas que d'affaiblir singulièrement la force d'une induction. qui exigerait que l'on sût ce que c'est chez un être que d'être cause du fait d'une sensation.

2° Pourquoi serait-on obligé d'admettre les êtres en question? Il s'agit d'une induction, de celles qui, n'étant pas des déductions au fond, ne s'imposent point en vertu d'une nécessité logique. L'obligation dont on

(1) Turgot, Euvres, édition 1811, t. III, p. 134.

CRIT. PHILOS.

VHI - 16

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