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rien de ce qu'il entend par volonté; comment pourrais-je admettre l'indifférence de cette faculté, que je me refuse à séparer du jugement, dans les actes réfléchis et délibérés? RENOUVIER.

LES IDÉES PRIMITIVES ET L'ORIGINE DES RELIGIONS
SELON M. HERBERT SPENCER.

(Voyez le n° 6 de la Critique philosophique.)

L'homme primitif est institué. Nous sommes au moins bien fixés sur son infirmité intellectuelle et sa nullité morale, quoique sans rien savoir de sa première apparition, ni des conditions familiales où il a d'abord vécu, de son habitat, de sa nourriture, etc. Pour nous donner une idée de ses facultés, M. Spencer a pris modèle en somme sur le sauvage; encore même a-t-il consulté de ce dernier les portraits les plus désavantageux et les caricatures, et cela quand lui-même a dû avouer qu'on n'avait point le droit de regarder les races inférieures de l'humanité actuelle comme des spécimens des races anciennes, qu'elles pouvaient être déchues, et que « la théorie de la progression sous sa forme absolue >> était insoutenable» (p. 136). Ainsi, ce qu'on peut dire de plus favorable de cette description des facultés de l'homme primitif, c'est qu'elle est obtenue a priori, en se guidant sur les principes d'une psychologie construite elle-même a priori pour prendre place dans le système général de l'évolution.

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Nous devons passer maintenant des facultés primitivement données aux idées primitivement formées, et nous allons nous trouver en face de la même difficulté, qu'on devrait juger insurmontable si l'on appartenait sérieusement, comme on s'en flatte, à l'école de l'expérience. La difficulté, M. S. n'en disconvient pas, est d'imaginer un état mental dont on ne saurait atteindre l'idée ni déductivement ni inductivement. La voie inductive est fermée, c'est lui qui le remarque (p. 141-143), par le doute où nous sommes quand il faut distinguer, dans une société rudimentaire actuellement existante, entre les traditions qui remontent aux plus anciens temps et celles qui proviennent des états plus récents dont cette société est descendue (1). A son tour, le procédé déductif est empêché par cette raison, qu'il n'y a rien de si difficile que de se dépouiller de l'acquis de

(1) A la vérité, M. S. s'occupe surtout ici des traits qu'on observe dans ces sociétés rudimentaires, et qui leur sont restés d'un état social supérieur plus ancien; mais il devrait se préoccuper également des traits de stupidité ou de barbarie qui peuvent leur être venus d'un état social plus ancien aussi, et toutefois en décadence par rapport à un plus ancien encore, et à l'état primitif. De quel droit nier cette dernière possibilité, quand on accorde que le sauvage n'est pas un vrai spécimen de l'homme primitif et que son milieu social est souvent dégradé? N. B. Corrigeons un erratum, p. 143 de la traduction française, au bas de la page. Il faut évidemment lire déductive et non pas inductive.

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l'homme civilisé, et se soustraire aux habitudes mentales lentement contractées par l'éducation et l'hérédité, pour se mettre à la place de l'homme primitif, et, regardant le monde avec les mêmes yeux que lui, conclure aux idées qu'il a dû tirer de ses propres relations telles qu'elles existaient. M. S. cite à l'appui de cette difficulté des traits justes et piquants sur l'incapacité où nous sommes tous de concevoir les idées des esprits non développés » (1). Il ne paraît pas songer qu'il existe une cause d'erreur autre que la difficulté de se séparer de ses concepts habituels, comme homme civilisé et cultivé : c'est celle de se séparer de ses opinions systématiques, comme homme de spéculation en philosophie de l'histoire. Loin de là, ce second péril est à son compte le moyen d'échapper au premier. « Pour regarder les choses avec les yeux d'une ignorance absolue, et pour observer comment leurs attributs et leurs actes se groupaient originairement dans l'esprit, il faudrait, dit-il, supprimer sa personne, ce qui est impraticable. Comment donc faire pour concevoir le monde ambiant tel qu'il apparut à l'homme primitif et obtenir déductivement les idées primitives que l'induction ne peut atteindre? Il faut partir de la doctrine de M. S. Ainsi, de peur de ne point se séparer assez de sa propre personne, le penseur s'identifiera avec son propre système! « Guidés par la théorie de l'évolution en général et par la doctrine plus spéciale de l'évolution mentale, » la psychologie de M. S., -« nous pouvons arriver à tracer les linéaments principaux des idées primitives. Une fois que nous aurons remarqué a priori à quels signes on peut reconnaître ces idées, nous serons aussi bien préparés que possible à les imaginer et ensuite à les discerner dans leur existence actuelle (p. 145). Cette existence actuelle, nous la chercherons, bien entendu, dans les plus basses manifestations de la pensée, et, en très grande partie, dans les sociétés les plus misérables. De cette manière, la supposition de l'extrême infirmité primitive viendra au secours de celle qui nous fait envisager les hommes les plus dégradés comme les plus ressemblants aux hommes primitifs, et une hypothèse en confirmera une autre. Que peut-on demander de mieux?

La déduction de M. S. réclame cependant un postulat. L'auteur veut qu'on lui accorde que les lois de la pensée sont toujours les mêmes, que

(1) « On n'a qu'à voir les méthodes mauvaises qu'adoptent les gens qui donnent l'éducation, pour se convaincre que, même chez les gens instruits, la faculté de concevoir des idées très différentes des leurs est extrêmement faible. A voir assujettir l'esprit de l'enfant à des généra– lités avant qu'il possède aucun des faits concrets auxquels elles se rapportent; à voir présenter les mathématiques sous leur forme purement rationnelle, au lieu de la forme empirique par où l'enfant devrait commencer, comme l'espèce en effet a commencé; à voir une matière aussi abstraite que la grammaire placée au début des études, au lieu d'être placée à la fin, et enseignée par la méthode analytique, au lieu de l'être par la méthode synthétique, nous avons plus de preuves qu'il n'en faut de l'incapacité où nous sommes tous de concevoir les idées des esprits non développés... Il est au-dessus de nos forces de nous défaire des interprétations automorphiques» (p. 144).

l'homme primitif a usé des mêmes procédés logiques que ses successeurs, qu'il a classé comme nous les objets selon leurs ressemblances, seulement d'une façon beaucoup plus grossière, avec une multitude d'erreurs et de rapprochements arbitraires au fond, qui tenaient à l'insuffisance de son expérience et à l'extrême imperfection de ses analyses. Ce postulat, si on l'examinait rigoureusement, du point de vue de l'évolutionnisme, ne laisserait pas d'offrir une assez grave difficulté. En effet, c'est de la nature mentale de l'animal, à ce point de vue, qu'il faut partir, et on ne voit guère les animaux tomber dans ce vice des classifications de fantaisie, des inductions ridicules, des inférences sans aucun bon fondement d'expérience réelle et habituelle, que M. S. constate chez les sauvages, chez nous dans le peuple, et qu'il attribue sans hésiter à l'homme primitif. Il faudrait donc expliquer en vertu de quelle désharmonie naturelle, et par l'effet de quelle inconcevable aberration des faits ordinaires d'adaptation de l'interne à l'externe, l'animal se pervertit, devenant capable d'imagination et de raisonnement à un plus haut degré, sans l'être en même temps d'examen et de réflexion, ni pouvoir se retenir sur la pente de l'absurde. Pour nous, nous n'accordons pas seulement que la logique de l'homme primitif a été la logique que nous avons encore; nous voulons de plus qu'il ait eu les mêmes facultés fondamentales pour en faire des applications, les mêmes concepts universels pour lui servir de principes, et le même pouvoir de suspendre son jugement pour lui être une sauvegarde et une compensation du don qu'il avait, comme nous, de penser à toutes sortes de possibilités imaginaires et de supposer ce qui n'a aucune existence. Partant de là, nous nous expliquons les égarements de l'homme primitif par l'usage vicieux, arbitraire, immoral qu'il a dû faire de sa liberté de juger et de croire, et nous comprenons sans peine que certaines familles, puis certaines races, soient descendues très bas en se fixant dans des habitudes vicieuses d'esprit et de cœur, tandis que d'autres, relativement sages, évitant les contagions, sont restées capables de progrès.

La méthode évolutionniste demande donc trop ou trop peu, dans le postulat de M. S. Si nous devons lui concéder pour son homme primitif la même logique, les mêmes facultés d'inférence dont nous usons nousmêmes, il convient que nous fassions de cet homme un homme complet, en lui reconnaissant aussi la réflexion, le pouvoir de comparer, celui de résister dans certains cas à ses premières impressions, et d'attendre pour arrêter certaines de ses croyances les confirmations sérieuses de l'expérience. L'homme absolument devoyé, quoique en des voies nécessaires, fatales, telles que le système de l'évolution en exige, nous paraît une anomalie et une énigme inexplicable dans ce système. Les écarts, les aberrations de toute espèce s'expliquent, au contraire, à merveille dans la doctrine de la liberté. Et nous disons de toute espèce, car il est alors très naturel que certains hommes cèdent à des suggestions sen

sibles, intellectuelles, morales, et résistent à d'autres suggestions, et que d'autres hommes soient pris et entraînés là où les premiers ont su résister victorieusement. En nous plaçant à ce point de vue, nous devons trouver juste et naturel que des sociétés diverses aient été conduites par différentes illusions subies, différentes tendances et différents jugements portés sur les choses, à des religions différentes aussi les unes des autres. Mais M. S., obligé par son système à imaginer quelque chose comme une évolution religieuse, se voit condamné à faire choix d'une illusion primitive unique qui, selon lui, aurait été inévitable, et d'où seraient nées toutes les croyances.

Voyons comment il procède à son choix à tout ce développement historique a priori d'idées entièrement illusoires et de contre-vérités qui, émanées d'une nécessité psychologique au temps des premiers hommes, il y a quelques centaines de siècles, règnent encore par leurs conséquences sur la plus grande partie de l'humanité et dans les lieux mêmes où le positivisme vient enfin les dépouiller de leur prestige. Pour n'être pas trop long, nous ne nous laisserons plus arrêter par nos réflexions et nos critiques, quelque tentation que nous puissions éprouver, dans le cours d'une exposition que nous tâcherons de faire aussi exacte que la brièveté le permet.

Ce qui fait le fond de l'expérience de l'homme primitif, au spectacle des phénomènes du ciel, de la terre et de l'atmosphère, c'est l'apparition et la disparition successive des objets, sans qu'on sache ce qu'ils sont et ce qu'ils deviennent pendant qu'ils ne paraissent pas. Il n'y a que les sciences, en effet, l'astronomie, la physique, qui nous permettent de suivre les corps et de les identifier malgré toutes les différences de lieux, de temps ou de formes. D'autre part, les mirages montrent à l'homme primitif des apparences qu'il n'a nulle raison de distinguer d'avec des réalités dont les caractères sont les mêmes. Le vent lui fournit l'exemple de quelque chose qu'on ne voit pas, qui agit, pousse, frappe, dans un vide apparent. L'association mentale que tout tend à établir et à toute heure, dans un esprit que nous avons supposé constitué comme le nôtre et apte à tirer les mêmes inférences que nous tirerions nous-mêmes à sa place, c'est que les objets passent, sans cesser d'exister, de l'état visible à l'état invisible, qu'ils ont par conséquent deux manières d'être, deux conditions, une vraie dualité d'existence.

A côté de cela, nous avons l'imagination des changements de substance, dont tout tend à suggérer l'idée et à présenter la possibilité comme sans bornes. La vue des fossiles, les faits d'incrustation et de pétrification, favorisent des croyances comme celles qu'on entend exprimer encore dans le peuple en des formules comme celle-ci le bois s'est changé en pierre. On peut citer à ce propos nombre de superstitions et de légendes. D'ailleurs les changements d'état des corps et les métamorphoses naturelles, les phénomènes offerts par les graines des plantes, les

œufs des oiseaux et des insectes, les larves et leurs transformations, sont aussi extraordinaires à première vue, ou pour qui ne peut rien approfondir, que n'importe quelles transmutations qu'on peut supposer pour s'expliquer un changement donné. Tout donc passera pour possible: on croira que la chair morte peut se changer en vers vivants, que toute chose peut devenir toute chose, que des effigies peuvent s'animer, etc. L'idée de la dualité d'existence est donc appuyée et confirmée par celle des métamorphoses.

Un cas de dualité frappant et de grande conséquence est celui des ombres portées. L'enfant ne voit pas dans l'ombre d'un corps ce simple effet d'absence de lumière qui exigerait des observations attentives d'optique et de géométrie pour être reconnue; il voit un être réel, qui a une forme et qui se meut. On lui dit : Ce n'est qu'une ombre, et, quoiqu'il n'y comprenne rien, le moment d'après il n'y pense plus. L'ignorant de même se contente aujourd'hui d'une explication purement verbale; il cesse de prêter attention à tout phénomène dont il pense que de plus savants que lui se rendent compte, encore qu'il ne sache comment. Mais l'homme primitif doit croire que chaque objet a son ombre, qui tantôt s'unit à cet objet, s'y renferme, et tantôt s'en détache et s'en sépare plus ou moins. Ainsi, selon lui, la chose tangible et visible se dédouble et s'accompagne d'une intangible, parfois invisible, qui tout à l'heure va devenir ce qu'on appelle un esprit ou une âme.

Les reflets des corps dans l'eau contribuent à donner de la consistance à l'opinion de la dualité. Les échos servent encore à confirmer l'existence d'êtres attachés à certains lieux et y séjournant à l'état invisible. Il est donc naturel qu'il se forme une croyance, bien que d'abord confuse peutêtre, à la donnée d'un double, ordinairement invisible, en rapport avec chaque individu.

Ici, comme en toute autre évolution, il doit y avoir intégration et différenciation d'agrégats. Comment cette loi s'applique-t-elle aux agrégats d'idées primitives, se demande M. S., et quelle est la ressemblance qui vạ produire la cohérence? C'est le caractère de dualité des choses, uni à l'aptitude à passer d'un mode d'existence à un autre (p. 177). Mais il faut une hypothèse propre à opérer la systématisation; ou plutôt, comme il s'agit d'un esprit à l'état primitif, il faut une expérience saisissante et dans laquelle la dualité s'impose fortement à l'attention. Nous voici parvenus à l'entrée du système des superstitions, dont il faut découvrir la genèse.

Avant de nous y introduire, l'auteur éprouve le besoin de réfuter deux idées très répandues, qui lui font obstacle: 1° l'idée que l'homme primitif a eu le penchant d'attribuer la personnalité aux choses; 2o l'idée que l'homme primitif a possédé la conscience de lui-même en un mode tel qu'il pût penser la pensée et se connaître en qualité d'être pensant.

Sur le premier point, M. S. soutient, pour toute réfutation, que la

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