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à l'âme et à l'immortalité de l'âme comme les comprenait Platon. On se rattacha enfin tout à la fois aux pratiques des vieux cultes et aux doctrines des philosophes. Dès lors, la religion chrétienne fut à peu près ce qu'était la religion du grand nombre au temps de Sénèque, et c'est pour cela qu'on a voulu s'imaginer que Sénèque avait été initié à la foi du Christ. »

Nous sommes aussi loin que possible de contester ce qui, dans ce passage caractéristique, est relatif aux altérations subies par le christianisme, dans des temps encore proches de son origine; mais nous refusons d'autant plus énergiquement d'accorder à l'auteur le point capital, dont Despois s'est laissé détourner pour ne regarder que d'une manière vague aux idées chrétiennes et aux sentiments chrétiens à différentes époques. Ce point n'est pas moins que la foi en Christ, on est étonné d'avoir à en faire la remarque. Et ce point n'est pas sans en entraîner quelques autres qui distinguent profondément la religion chrétienne de tout l'hellénisme, à l'origine aussi bien que plus tard, et aujourd'hui autant que jamais.

Comment M. H. a-t-il pu écrire, sans s'apercevoir de son erreur, que la religion chrétienne était devenue en peu de temps ce qu'était celle du grand nombre au temps de Sénèque? Pour juger de la différence d'une religion comparée à d'autres, il faut consentir à se mettre à la place des gens qui ont foi en cette religion, et non pas raisonner d'après cette idée, que les religions doivent être appréciées chacune en bloc, sur un ensemble de vues et de tendances générales dont elles se composent dans l'histoire, abstraction faite de leurs croyances particulières. Il est vrai que le critique, lui, n'est pas le croyant; mais ni son point de vue propre, ni la méthode scientifique, ne l'autorisent à traiter le fait propre d'une foi donnée comme indifférente ou accessoire. Or le grand nombre, au temps de Sénèque, ne croyait pas que Jésus fût le Messie annoncé par les prophètes, qu'il eût souffert et qu'il fût mort pour nos péchés, qu'il fût vivant, assis à la droite de son Père, que l'humanité coupable eût été rachetée par le sacrifice du fils de Marie, et qu'enfin le salut de chacun de nous fùt attaché à la foi dans Jésus, le Christ. Voilà cependant ce que crurent les gentils gagnés au christianisme, au temps de Sénèque et depuis; et cette croyance est restée, est encore celle d'une multitude de chrétiens, même de plusieurs qui en interprètent librement les origines et les soumettent à toutes sortes de controverses. Elle continue à être un fait des plus considérables dans le monde, à cause plutôt qu'en dépit de ces controverses, puisqu'on peut dire que tout le mouvement religieux de l'Occident, depuis dix-huit cents ans, roule sur ce pivot de la révélation, de la rédemption et de la foi, dont les Grecs-Romains n'avaient pas entendu parler avant la prédication de Paul, et puisque le christianisme aura toujours là ses racines, à quelque transformation qu'il puisse être appelé par la liberté de l'exégèse et les progrès de l'esprit.

Ce sont deux thèses bien différentes, et dont l'une n'implique nulle

ment l'autre 1° que le fond hellénique ait vite reparu»; 2° que « le christianisme galiléen ait passé comme un torrent ». La première est vraie, en ajoutant toutefois au fond hellénique une masse d'idées bien plus orientales que grecques qui avaient alors envahi le monde, et en tenant compte, de plus, d'une certaine loi commune de corruption dont toutes les révélations possibles subissent les effets. La seconde est certainement fausse si nous considérons non point seulement le christianisme galiléen en celles de ses parties que le développement de la doctrine altéra ou fit même peu à peu disparaître, mais, bien le christianisme de Paul et des Évangiles en ceux de ses éléments qui ont traversé les âges. Or il est incontestable que la question doit se poser sur ce dernier, et que la foi qui en est le centre est un fait religieux capital et caractéristique.

Enfin nous ne pouvons nous empêcher de relever une confusion singulière dans le passage où l'auteur nous montre la chrétienté vivant encore sur le même fond religieux et moral sur lequel vivaient les païens des âges classiques. C'est là une vérité dont nous sommes convaincus pour notre compte, si l'on entend par chrétienté les peuples dits chrétiens, et par fond religieux et moral tout le stock existant de civilisation (art, science, industrie, politique, préceptes rationnels et moraux), tout enfin, excepté la religion. Mais, si, comme il paraît plus naturel de l'entendre, le fond religieux est ce qu'il y a chez ces peuples de foi positive, et non pas seulement de sentiments vagues, nous sommes obligés de déclarer que les dieux sont différents, que les idées sur le mal et sur le salut sont changées, que le culte n'est pas le même, et que ni un protestant de nos jours, ni un catholique du moyen âge, ni un disciple de Paul, ni un judéo-chrétien du premier siècle, n'auraient pu s'entendre en religion avec un païen des âges classiques, à moins de mettre la foi chrétienne de côté. Faut-il donc faire abstraction de la foi dans une étude de religion comparée ? C'est ce qu'a fait M. H. Cette méthode peut séduire les personnes qui n'attachent aucune importance à la foi, mais les autres réclameront à bon droit.

Au reste, même à ne prendre les religions qu'en gros, à ne les définir que par de certains ensembles de sentiments dits religieux et de concepts mythologiques ou légendaires, envisagés dans leur genre commun, et non dans leurs déterminations particulières, nous n'accordons pas que le christianisme diffère peu des religions de l'antiquité classique. On sait qu'il s'oppose aux religions nationales, aux religions d'État, en ce qu'il se donne pour une révélation nouvelle faite à tous les hommes sans distinction de races, et sollicite leur adhésion à des vérités universelles, au lieu de consacrer des cultes dont les traditions variées remontent aux berceaux des peuples. Il s'oppose aussi aux mystères, en ce qu'il ne prend pas appui et fondement pour sa révélation sur les vieux symboles des religions vulgaires; il n'appelle pas simplement un certain

nombre d'initiés à des connaissances plus épurées ou plus approfondies des dieux et de la destinée, soit à participer à des rites secrets auxquels sont attachés des privilèges, une protection divine spéciale, pour cette vie ou pour l'autre; mais il change du tout au tout le personnel céleste, accomplit la prophétie de Prométhée dans Eschyle, et apporte aux déterminations de la foi en Dieu et dans la Providence, aux spéculations aussi, une base historique et psychologique entièrement renouvelée. Le christianisme, enfin, s'oppose aux religions de l'antiquité classique par cet esprit exclusif d'où résultèrent deux grandes nouveautés, un bien souverain, un mal exécrable : premièrement, le passage de la religion du domaine public à la sphère individuelle et de conscience; secondement, l'intolérance fanatique et la tentative de soumettre les cœurs à la foi par la force (1). Mais ce n'est point encore tout; avec l'exclusivisme, avec

(1) « Aujourd'hui encore, plusieurs se demandent si l'avénement du christianisme n'a pas été une calamité. Pour moi, je ne méconnais pas le bien qu'il a fait, mais je vois trop clairement tout ce qui s'y est mêlé de mal. J'applaudis à la revanche que les opprimés ont prise alors des oppresseurs; à la formation d'une société gouvernée par une loi spirituelle et des autorités spirituelles, qui protège les siens contre la loi brutale du dehors; qui les rapproche et les unit par une charité active; qui tend naturellement à propager le respect de l'homme, même dans l'esclave, le respect aussi de sa femme et de son honneur; qui n'offre enfin à l'esprit religieux que des croyances moralement pures et sévères: mais combien cela a été acheté cher! Avec le règne du Dieu des Juifs s'est établi celui de l'intolérance religieuse, la plus cruelle des plaies dont ait jamais souffert l'humanité. C'est à partir de là que le monde a été partagé en élus et en réprouvés, et que les élus ont accablé les réprouvés de leur haine. Cette haine, je ne la reproche pas aux Juifs; elle n'est que trop excusée chez eux par l'odieuse oppression des gentils; mais elle a été à son tour bien malfaisante. Elle a fait de la lutte des doctrines une guerre à mort; elle a été cause qu'en abandonnant les anciens dieux, on a renversé et brûlé leurs temples; qu'on a détruit tant de monuments, tant de merveilles de l'art; qu'entre le monde ancien et le monde nouveau on a ouvert un abîme. Cet esprit a persisté depuis lors; il a fait l'inquisition, ses cachots et ses bûchers; il persiste aujourd'hui encore c'est lui qui divise si malheureusement de grandés nations en deux corps absolument irréconciliables: l'un d'esprits libres qui ne peuvent sacrifier leur liberté, car elle est leur vie; l'autre de croyants ou de soumis, qui voudraient exterminer cette liberté. Mais revenons aux premiers siècles. Là où la haine chrétienne n'a pas détruit, elle a du moins laissé détruire; elle a détaché les hommes d'alors de la civilisation de leur temps, elle les a faits résignés, sinon indifférents à l'invasion des Barbares et à toutes les ruines. » (Le judaïsme, p. 488.) Nous applaudissons à cette page éloquente. Ce que l'auteur dit des maux qui sont entrés avec le christianisme dans le monde n'est pas trop fort. Ce qu'il dit des biens, en ce qui concerne la loi du respect, est plutôt exagéré, il le sait bien lui-même. Enfin il porte les concessions plus loin que nous ne le ferions volontiers, en louant les « autorités spirituelles ». Mais, plus sévères que lui, nous ne nous croirions point pour cela autorisés à poser cette question : « Si l'avénement du christianisme n'a pas été une calamité », car on ne peut la résoudre sans prendre parti sur celle de savoir si la foi chrétienne est bonne et vraie en elle-même; or il y faut d'autres arguments que les maux nés de son alliance avec l'esprit de persécution proséJytique. Lorsque des chrétiens ont été ou sont imbus de cet esprit détestable, ils ont mérité, ils méritent d'être réprimés; leur place n'est pas dans un État où règne la tolérance; tout au moins devraient-ils être mis dans l'impuissance de nuire. En droit naturel, il n'y a rien de commun entre les croyances des hommes, leurs cultes particuliers ou publics, et l'autorité qu'ils peuvent se conférer les uns sur les autres en organisant un état social. La calamité, le fléau, la peste morale n'est pas une religion, quelle qu'elle soit d'ailleurs, qui n'offense

le fanatisme, il est venu de Judée dans le christianisme un sentiment dominant du bien et du mal moral, et cette idée de justice, d'ordre théologique et humain tout ensemble, qui inspire, d'un côté, les théodicées, de l'autre, ce qu'on appelle aujourd'hui quelquefois le pessimisme, ici des théories de progrès, là de chute et de rédemption, et par laquelle il est si manifeste que les chrétiens sont conduits à voir le monde sous un tout autre jour que ne le faisaient les païens ou que ne le fait encore l'immense majorité des philosophes. La conviction profonde du péché et la préoccupation, la recherche du remède de la maladie morale, soit dans l'homme, soit dans le monde considéré comme régi par un esprit et devant donner satisfaction aux passions des personnes, sont incontestablement des traits religieux par où l'ère de la pensée chrétienne se distingue de celle de l'antiquité classique.

Ce dernier caractère du christianisme lui vient de la religion des Juifs. On a dit cent fois, de cent manières. et rien n'est plus vrai, que l'Ancien Testament, mis en regard de toute la littérature des Grecs et des Romains, est seul un livre de religion. C'est en effet un livre où la vie entière, la vie de l'homme, puis celle d'un peuple et de ses chefs, est écrite et jugée par rapport à la religion. Ainsi s'explique la valeur incomparable en cet ordre, et pour l'esprit et pour le sentiment, de tous ces écrits variés, clairs ou obscurs, moraux ou scandaleux, selon les temps et les lecteurs, mais dans lesquels on peut faire abstraction en grande partie de la matière des récits et même du sens des jugements, car ce n'est pas de là que dépendent leurs effets dans les âmes: c'est uniquement de la signification du tout, c'est de la constante leçon de la vie soumise à Dieu ou rebelle à Dieu, de la conduite droite ou tortueuse devant Dieu qui veut le bien, et de la nécessité de la justice pour le bonheur. Tout le reste est accessoire, quelque important qu'il puisse paraître. Tant qu'on n'a pas compris cela, on n'a encore rien entendu à la Bible ni à l'influence moralisatrice de la lecture de la Bible, surtout sur les hommes de lecture nulle d'ailleurs, ou très faible.

Nous voilà ramenés des origines helléniques aux origines juives. C'est le sujet particulier du troisième volume de M. H., sur lequel nous aurons à revenir.

aucun droit ni la morale de tous, mais bien l'association de la violence et de la foi, de la haine et de la charité, sous prétexte d'un commandement divin. Or cette association n'est pas plus forcée que tout autre des maux nés de la corruption du cœur et du mépris de la liberté humaine.

REVUE GÉNÉRALE DU DROIT,

De la législation et de la jurisprudence en France et à l'étranger.

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(Paris, Ernest Thorin.)

SOMMAIRE DE LA LIVRAISON DE JUILLET-AOUT 1878.

La prise de possession dans l'ancien droit français, par L. Thézard; - De l'audition en matière criminelle des témoins résidant en pays étranger, par J. Bregeaut; - Des modifications à apporter dans l'exploitation des charges d'huissier, par Courtepée; Caractères juridiques des conventions passées en vue de la construction des navires, par C. Levillain; - Deux questions de droit sur la déportation, par Robiquet; Étude sur l'influence légitime de la conscience morale en droit pénal, par Charles Brocher; - L'école de droit de Montpellier (1160-1793), par A. Germain; - La recherche de la fraternité, par S. Berge; Bibliographie.

SOMMAIRE DE LA LIVRAISON DE SEPTEMBRE-OCTOBRE 1878.

L'Institut de droit international, par Henri Brocher ; Domat, par E. Labatut; De l'audition en matière criminelle des témoins résidant en pays étranger, par J. Bregeaut; - La liberté provisoire et la prison préventive, par A. Decourteix; Étude sur l'influence légitime de la conscience morale en droit pénal, par Charles Brocher; Le code civil jugé par Savigny, par Marcel de Fréville; M. Renouard, par Vacherot et F. Passy; — Bibliographie.

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Nécrologie :

MIND.

A Quarterly Review of psychology and philosophy.

SOMMAIRE DU NUMÉRO DE JANVIER 1879.

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Sommes-nous des automates, par Wm. James, of Harvard; - Sur la discordance, par Edmond Gurney; Les difficultés de la logique matérielle, par J. Venn; Marc-Aurèle et la philosophie stoïcienne, par Frederick Pollock; Le pessimisme, par O. Plumacher; - La philosophie aux États-Unis, par G. Stanley Hall; Notes et discussions; - Notices critiques.

JOURNAL DES ÉCONOMISTES,

Revue de la science économique et de la statistique.

SOMMAIRE DU NUMÉRO DE DÉCEMBRE 1878.

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Concours sur le capital. Rapport fait à l'Académie des sciences morales et politiques, par H. Passy; La science économique et son avenir, par Ambroise Clément; L'usure et le crédit agricole, par Edouard Vignes; - Les lois étrangères sur les brevets d'invention, par F. Malapert; - Le huitième congrès des banques populaires belges, par Charles Limousin; - Le congrès international pénitentiaire de Stockholm, par F. Bujon; Bulletin ; Société d'économie politique; - Comptes rendus; - Chronique économique.

Correspondance;

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Le rédacteur-gérant: F. PILLON.

SAINT-DENIS. IMPRIMERIE DE CH. LAMBERT, 17, rue de PARIS.

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