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idées. Le discours qui représente cette décomposition et qui est le canal de cette communication, doit donc avoir une forme semblable, une construction commune qui est le type de toute décomposition: voilà le génie général de toute langue.

Mais le besoin qui détermine cette décomposition, se modifie dans chaque homme suivant les lieux et les tems. Les peuples qui ont plus de vivacité et de feu, expriment moins de choses et en laissent plus deviner à leurs auditeurs, parce que se contententant de principales idées, qu'ils expriment fortement, ils négligent les autres qui pourraient les arrêter dans leur course et les empêcher d'arriver si tôt. Ceux qui ont plus de phlegme ou plus de lenteur, prennent tout le temps nécessaire pour laisser sortir tour à tour toutes les idées principales et accessoires avec toutes leurs circonstances. La manière de sentir influe donc sur la manière de penser; et autant les besoins et la manière de les satisfaire distinguent les honmes en divers peuples, autant il y a de sortes de langues distinguées par un génie particulier.

Le génie particulier de chaque nation détermine le choix des signes propres à figurer les idées et la manière de les arranger dans le discours. Ce génie s'imprime dans l'expression de la pensée et constitue le génie de chaque langue.

C'est donc par la forme matérielle des mots et par le tour de leur construction dans le tissu du discours, que les langues se divisent en langue hébraïque, grecque, latine, allemande, anglaise, italienne, espagnole, française, etc.

A mesure que le goût d'uue nation se perfectionne par le discernement plus éclairé des beautés de la nature et de l'art, la langue sans changer de génie se modifie dans ses déclinaisons et dans ses constructions de manière à présenter des formes et des tours plus assortis au sentiment du beau. « Le génie de la langue française, dit Lebatteux, est dans Villehardouin comme il est dans Racine. Mais dans l'un il est offusqué par des latinismes et des barba

rismes. Dans l'autre il est non seulement purgé de tout ce qui lui est étranger, mais embelli de tout ce qu'il pouvait recevoir de graces. C'est le goût de la nation qui a changé, non le génie de la langue. »>

D'où il suit que le goût de la nation est la règle de l'usage d'une langue.

Or le bon usage en fait de langue est la façon de parler de la plus nombreuse partie de la cour et du parlement, d'après la façon d'écrire de la plus nombreuse partie des auteurs les plus estimés du temps, et spécialement des corps académiques.

L'usage est rationnel ou positif. L'usage rationnel ou douteux est celui qui n'a pas décidé quelle doit être la façon de parler douteuse. L'usage positif ou déclaré est ou général ou particulier. L'usage général est celui qui a fixé la façon de parler d'après l'opinion unanime de tous ceux dont l'autorité fait poids et loi. L'usage particulier ou partagé est celui qui laisse le choix entre deux façons de parler ou d'écrire également autorisées par les gens de la cour et les législateurs ou académiciens et par des auteurs distingués dans le temps.

La construction du discours dont la forme est déterminée par le génie de la langue, prend pour règle l'usage dans le choix des mots et des tours. D'où il suit que la construction usuelle ou propre à chaque idiome se diversifie en autant de formes qu'il y a d'idiomes différens.

Les langues déclinables qui trouvent dans la déclinaison plus de moyens de marquer les rapports des mots et des phrases, peuvent varier davantage l'ordre de la succession des mots et employer plus d'inversions, plus d'ellipses pour rendre le discours harmonieux et énergique. Les langues sans déclinaison, privées de ces secours, sont réduites à disposer leurs mots presque toujours dans le même ordre; elles ont moins d'inversions et d'ellipses, par conséquent moins de ressources pour répandre la même diversité et la même harmonie dans le discours ; mais elles ont leur genre de nombre et d'harmonie propre à plaire à l'esprit et à flatter le goût, et si dans certai

nes occurrences, elles sont inférieures aux langues déclinables, elles en ont d'autres où, peut-être, elles les surpassent. Rarement, toutefois, elles peuvent les traduire avec parité de construction; ce n'est que par des différences de tour qu'elles parviennent à reproduire sous une autre forme la succession des images présentées dans les premières.

Le point de comparaison pour déterminer ces différences, est l'ordre dans lequel le discours est le plus décomposé, et cet ordre est celui de la grammaire.

Or dans la construction grammaticale les mots se succèdent selon l'importance des rapports qu'ils expriment ; le sujet est le terme principal, il est nommé le premier; le connectif-variable et le modificatif lui sont subordonnés comme étant ses déterminations, ils paraissent ensuite; l'objet est le second terme du rapport exprimé par le verbe, le terme qui en reçoit immédiatement l'action, il se place à la suite du verbe ; la circonstance est le troisième terme du rapport, le terme accessoire qui marque la cause, le lieu, le tems, le moyen, le but de l'action, elle vient après l'objet. Ainsi dans l'ordre grammatical nous dirons: Alexander vincit Darium apud Arbelam.

Mais les objets ne se présentent pas toujours dans cet ordre à la pensée, et le discours, qui est la peinture figurée de la succession des idées dans la pensée, offre les mots dans un ordre plus ou moins différent de la construction grammaticale. Ce changement ou renversement d'ordre grammatical constitue l'inversion.

L'inversion renverse plus ou moins la construction grammaticale selon l'importance des idées et leur subordination à une idée principale. Si nous voulons parler des rois que vainquit Alexandre, nous dirons: Darium vicit Alexander, Darius fut vaincu par Alexaudre. Si nous faisons l'énumération des victoires d'Alexandre, nous aurons cette construction: Vicit Alexander Darium apud Arbelam, victoire d'Alexandre sur Darius auprès d'Arbelles. Si nous exposons l'itinéraire de l'expédition d'Alexandre en Asie, nous formerons cette construction :

Apud Arbelam Alexander vicit Darium, ce fut auprès d'Arbelles qu'Alexandre vainquit Darius.

L'ordre de la succession des idées dans la décomposition de la pensée détermine donc le choix de la construction des mots dans le discours. C'est pour se conformer à cet ordre qu'une langue traduisant une autre langue a recours à des constructions différentes. De là vient que dans certaines occurrences les deux langues ont parité de construction, dans d'autres disproportion ou différence de construction.

Les langues dans leur parité ou similtiude de construction suivent plus ou moins l'ordre grammatical de la succession des mots et des phrases. C'est ainsi qu'en latin on dit Alexander vicit Darium, et en français, Alexandre vainquit Darius.

:

Mais pour conserver l'ordre analytique des idées, les langues sont forcées de prendre des constructions plus ou moins différentes, selon la différence de leurs moyens de syntaxe. Ainsi pour traduire cette phrase, Apud Arbelam Alexander vicit Darium, nous devons nous servir de cette construction, ce fut à Arbelles qu'Alexandre vainquit Darius. Voilà ce que nous appelons disproportion ou différence de construction.

C'est de la disproportion que naissent dans chaque idiome les façons particulières de s'exprimer qui se nomment idiotismes et qui sont aufant de moyens différens de représenter l'ordre analytique dans lequel la pensée se décompose.

D'après les exemples que nous venons de présenter, il est clair que le discours par des moyens différens se conforme à l'ordre successif de la décomposition des idées. Ainsi la construction grammaticale, l'inversion, les idiotismes sont des constructions naturelles, puisqu'elles se conforment à l'ordre de la génération des idées ; car la contruction naturelle est la conformité de l'arrangement des mots et des phrases à l'ordre successif des idées. Toute construction est donc naturelle quand elle est conforme à cet ordre. La construction naturelle n'est

donc point une construction particulière différente de la grammaticale et de l'usuelle.

CHAPITRE II.

CONSTRUCTION GÉNÉRALE COMMUNE A TOUTES LES LANGUES.

La méthode de décomposer la pensée est la même dans toutes les langues, parce que tous les hommes ont les mêmes facultés pour penser et les mêmes organes pour parler; par conséquent la construction ou constitution du discours est la même dans toutes les langues : seule-· ment son expression prend une configuration particulière, selon l'analogie et le génie propre de chaque langue. Or l'ordre suivant lequel se décomposent nos idées dans la pensée détermine la diposition des phrases et l'arrangement des mots dans le discours. Cet ordre est réglé par l'importance des objets de la pensée, par la généralité de sa fin et par le caractère de son principe.

Nisus, voyant son ami Euryale entre les mains des Rutules qui vont le percer, décompose ainsi sa pensée par des constructions naturelles qui portent dans leur expression la naïveté des sentimens dont il est affecté.

Me, me; adsum qui feci; in me convertite ferrum,
O Rutuli! mea fraus omnis, nihil iste, nec ausus,
Nec potuit; cœlum hoc et conscia sidera testor.
Tantùm infelicem nimiùm dilexit amicum.

VIRG. ENÉIDE, liv. 9.

« Moi, c'est moi! me voilà, j'ai tout fait ; tournez le glaive contre moi, ô Rutules! Tout le mal vient de moi; lui n'a rien osé, n'a rien pu. J'en atteste les astres et le ciel qui le savent; lui a seulement trop aimé son malheureux ami. >>>

(Traduction nouvelle de M. DE PONGERVILLE.)

Dans l'Andromède de Corneille, Cassiope voulant

TOM. II.

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