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blent trembler dans la brume, quand mon imagination peut s'élancer dans un champ immense de conjectures et de caprices, quand je peux, en clignant un peu la paupière, renverser et bouleverser une cité, en faire une forêt, un camp ou un cimetière; quand je peux métamorphoser en fleuves paisibles les grands chemins blancs de poussière, et en torrents rapides les petits sentiers de sable qui descendent en serpentant sur la sombre verdure des collines, alors je jouis vraiment de la nature, j'en dispose à mon gré, je règne sur elle, je la traverse d'un regard, je la peuple à mes fantaisies.

(Lettres d'un voyageur.)

REMÈDE CONTRE L'ENNUI.

L'ennui est une langueur de l'âme, une atonie intellectuelle qui succède aux grandes émotions ou aux grands désirs. C'est une fatigue, un malaise, un dégoût équivalent à celui de l'estomac, qui éprouve le besoin de manger et qui n'en sent pas le désir, De même que l'estomac, l'esprit cherche en vain ce qui pourrait le ranimer et ne peut trouver un aliment qui lui plaise. Ni le travail, ni le plaisir ne sauraient le distraire; il lui faudrait du bonheur ou de la souffrance, et précisément l'ennui est ce qui précède ou ce qui suit l'un ou l'autre. C'est un état non violent, mais triste, facile à guérir, facile à envenimer. Mais, du moment qu'on le poétise, il de

vient touchant, mélancolique, et sied fort bien, soit au visage, soit au discours. Pour cela, il faut tout bonnement s'y abandonner. La recette est simple :

Se vêtir convenablement suivant la saison; avoir de très-bonnes pantoufles, un excellent feu en hiver, un hamac léger en été, un bon cheval au printemps, à l'automne un carré de jardin sablé et planté de renonculiers. Avec cela, ayez un livre à la main, un cigare à la bouche; lisez une ligne environ par heure, à laquelle vous penserez huit ou dix minutes au plus, afin de ne pas vous laisser envahir par une idée fixe. Le reste du temps, rêvez, mais en ayant soin de changer de place, ou de pipe, ou d'attitude de tête et de direction de regards. Alors, en ne vous obstinant pas à secouer votre malaise, vous le verrez peu à peu se tourner en une disposition confortable. Vous acquerrez d'abord une grande netteté d'observation, un grand calme pour recueillir des formes, soit d'idées, soit d'objets dans les cases du cerveau, qui équivalent aux feuillets d'un album. Puis viendra une douce contemplation de vous-même et des autres, et ce qui tout à l'heure vous paraissait incommode et indifférent vous paraîtra bientôt agréable, pittoresque et beau. Le moindre objet qui passera devant vos yeux aura son chic particulier; le moindre son vous semblera une mélodie, la moindre visite un événement heureux.

(Lettres d'un voyageur.)

UN PAYSAGE DU BERRY.

La partie sud-est du Berry renferme quelques lieues d'un pays singulièrement pittoresque. La grande route qui le traverse dans la direction de Paris à Clermont étant bordée des terres les plus habitées, il est difficile au voyageur de soupçonner la beauté des sites qui l'avoisinent. Mais à celui qui, cherchant l'ombre et le silence, s'enfoncerait dans un de ces chemins tortueux et encaissés qui débouchent sur la route à chaque instant, bientôt se révèleraient de frais et calmes paysages, des prairies d'un vert tendre, des ruisseaux mélancoliques et silencieux, des massifs d'aunes et de frênes, toute une nature suave, naïve et pastorale. En vain chercherait-il dans le rayon de plusieurs lieues une maison d'ardoises et de moellons. A peine une mince fumée bleue, venant à trembloter derrière le feuillage, lui annoncerait le voisinage d'un toit de chaume, et s'il apercevait, derrière les noyers de la colline, la flèche d'une petite église, au bout de quelques pas il découvrirait une campanille de tuiles rongées par la mousse, douze maisonnettes éparses entourées de leurs vergers et de leurs chenevières, un ruisseau avec son pont formé de trois soliveaux, un cimetière d'un arpent carré, fermé par une haie vive, quatre ormeaux en quinconce et une tour ruinée. C'est ce qu'on appelle un bourg dans le pays.

Rien ne saurait exprimer la fraîcheur et la grâce de ces petites allées sinueuses qui s'en vont serpentant avec caprice sous leurs perpétuels berceaux de feuillage, découvrant à chaque détour une nouvelle profondeur toujours plus mystérieuse et plus verte. Quand le soleil du midi embrase jusqu'à la tige l'herbe profonde et serrée des prairies; quand les insectes bruissent avec force, et que la caille glousse avec amour dans les sillons, la fraîcheur et le silence semblent se réfugier dans les traînes. Vous y pouvez marcher une heure sans entendre d'autre bruit que le vol d'un merle effarouché à votre approche, ou le saut d'une petite grenouille verte et brillante comme une émeraude, qui dormait dans son hamac de joncs entrelacés. Ce fossé lui-même renferme tout un monde d'habitants, toute une forêt de végétation; son eau limpide court sans bruit en s'épurant sur la glaise, et caresse mollement des bordures de cresson, de baume et d'hépatiques; les fontinales, les longues herbes appelées rubans d'eau, les mousses aquatiques, pendantes et chevelues, tremblent incessamment dans ses petits remous silencieux; la bergeronnette jaune y trotte sur le sable d'un air à la fois espiègle et peureux; la clématite et le chèvrefeuille l'ombragent de berceaux où le rossignol cache son nid. Au printemps, ce ne sont que fleurs et parfums; à l'automne, les prunelles violettes couvrent ces rameaux, qui, en avril, blanchirent les premiers; la senelle rouge, dont les grives sont friandes, rem

place la fleur d'aubépine, et les ronces, toutes chargées de flocons de laine qu'y ont laissés les brebis en passant, s'empourprent de petites mûres sauvages d'une agréable saveur.

FIN.

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