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de chanter une langue que les grands ne comprennent pas, elle ira murmurer à l'oreille des petits des paroles d'amour et de sympathie. Et déjà n'est-elle pas descendue sous les voûtes des tavernes allemandes? ne s'est-elle pas assise au rouet des femmes? ne berce-t-elle pas dans ses bras les enfants du pauvre? compte-t-on pour rien toutes ces âmes aimantes qui la possèdent, qui souffrent, qui se taisent devant les hommes et qui pleurent devant Dieu? Voix isolées qui enveloppent le monde d'un chœur universel et se rejoignent dans les cieux; étincelles divines qui retournent à je ne sais quel astre mystérieux, peutêtre à l'antique Phébus, pour en redescendre sans cesse sur la terre et l'alimenter d'un feu toujours divin! Si elle ne produit plus de grands hommes, n'en peut-elle pas produire de bons? Qui sait si elle ne sera pas la divinité douce et bienfaisante d'une autre génération, et si elle ne succédera pas au doute et au désespoir dont notre siècle est atteint? Qui sait si, dans un nouveau code de morale, dans un nouveau catéchisme religieux, le dégoût et la tristesse ne seront pas flétris comme des vices, tandis que l'amour, l'espoir et l'admiration seront récompensés comme des vertus?

La poésie révélée à toutes les intelligences serait un sens de plus, que tous les hommes peut-être sont plus ou moins capables d'acquérir, et qui rendrait toutes les existences plus étendues, plus nobles et plus heureuses.

Les mœurs de certaines tribus montagnardes le prouvent avec une évidence éclatante; la nature, il est vrai, prodigue de grands spectacles dans de telles régions, s'est chargée de l'éducation de ces hommes; mais les chants des bardes sont descendus dans les vallées, et les idées poétiques peuvent s'ajuster à la taille de tous les hommes.

L'un porte sa poésie sur le front, un autre dans son cœur celui-ci la cherche dans une promenade lente et silencieuse au sein des plaines; celui-là la poursuit au galop de son cheval, à travers les ravins; un troisième l'arrose sur sa fenêtre, dans un pot de tulipes: au lieu de demander où elle est, ne devraiton pas demander « où n'est-elle pas ? » Si ce n'était qu'une langue, elle pourrait se perdre; mais c'est une essence qui se compose de deux choses : la beauté répandue dans la nature extérieure; le sentiment départi à toute intelligence ordinaire.

(André.)

LES PREMIÈRES LECTURES.

Un livre a toujours été pour moi un ami, un conseil, un consolateur éloquent et calme, dont je ne voulais pas épuiser vite les ressources, et que je gardais pour les grandes occasions. Oh! quel est celui de vous qui ne se rappelle avec amour les premiers ouvrages qu'il a dévorés ou savourés! La couverture d'un bouquin poudreux, que vous retrouvez

sur les rayons d'une armoire oubliée, ne vous a-telle jamais retracé les gracieux tableaux de vos jeunes années ? n'avez-vous pas cru voir surgir devant vous la grande prairie baignée des rouges clartés du soir, lorsque vous le vîtes pour la première fois, le vieil ormeau et la haie qui vous abritèrent, et le fossé dont le revers vous servit de lit de repos et de table de travail, tandis que la grive chantait la retraite à ses compagnes, et que le pipeau du vacher se perdait dans l'éloignement. Oh! que la nuit tombait vite sur ces pages divines! que le crépuscule faisait cruellement flotter les caractères sur la feuille pâlissante! C'en est fait, les agneaux bêlent, les brebis sont arrivées à l'étable, le grillon prend possession des chaumes de la plaine. Les formes des arbres s'effacent dans le vague de l'air, comme tout à l'heure les caractères sur le livre. Il faut partir; le chemin est pierreux, l'écluse est étroite et glissante; la côte est rude; vous êtes couvert de sueur; mais, vous aurez beau faire, vous arriverez trop tard le souper sera commencé. C'est en vain que le vieux domestique, qui vous aime, aura retardé le coup de cloche autant que possible; vous aurez l'humiliation d'entrer le dernier, et la grand'mère, inexorable sur l'étiquette, même au fond de ses terres, vous fera, d'une voix douce et triste, un reproche bien léger, bien tendre, qui vous sera plus sensible qu'un châtiment sévère. Mais quand elle vous demandera le soir la confession de votre journée, et que vous aurez avoué, en rou

gissant, que vous vous êtes oublié à lire dans un pré, et que vous aurez été sommé de montrer le livre, après quelque hésitation et une grande crainte de le voir confisqué sans l'avoir fini, vous tirerez en tremblant de votre poche, quoi? Estelle et Némorin, ou Robinson Crusoé! Oh! alors la grand'mère sourit. Rassurez-vous, votre trésor vous sera rendu ; mais il ne faudra pas désormais oublier l'heure du souper. Heureux temps! ô ma vallée Noire! ô Corinne! ô Bernardin de Saint-Pierre! ô l'Iliade! ô Millevoye! Ô Atala! ô les saules de la rivière ! ô ma jeunesse écoulée! ô mon vieux chien, qui n'oubliait pas l'heure du souper, et qui répondait au son lointain de la cloche par un douloureux hurlement de regret et de gourmandise!.... (Lettres d'un voyageur.)

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LES HOTES INVISIBLES DE LA SOLITUDE.

Il faut croire que la nature n'a pas été faite exclusivement pour l'homme, ou bien qu'avant la domination étendue par lui sur la terre il y eut en effet un règne de divinités champêtres; que cette race surhumaine ne s'est point entièrement retirée aux cieux, et que ses phalanges dispersées viennent encore se réfugier aux lieux que l'homme s'abandonne. Sans cela, comment expliquer ce respect religieux dont chacun de nous se sent pénétré en imprimant ses pas sur un sol que n'ont point encore foulé d'autres pas humains? Pourquoi cet amour et en même

temps cette terreur que nous inspire la solitude? Pourquoi saluons-nous les ruines, les plages inconnues, les neiges immaculées? Pourquoi l'écho de nos pas nous fait-il tressaillir sous les voûtes des cloîtres abandonnés? Pourquoi les forêts-vierges, pourquoi les temples déserts, pourquoi l'aspect de l'isolement émeuvent-ils délicieusement les âmes tendres ou péniblement les esprits faibles? Si nous pouvions nous convaincre d'être absolument le seul être animé existant sur un coin du globe, nous n'en serions que plus heureux ou plus effrayés, suivant notre humeur. Et cependant l'homme a-t-il le sujet de se réjouir quand il n'a pour société que lui-même ? a-t-il lieu de craindre l'absence de secours lorsqu'il est assuré d'une égale absence d'attaque? Qu'y a-t-il donc dans l'aspect de ces sables sans empreintes, de ces landes sans maîtres, de ces lambris sans hôtes? N'y sentons-nous pas partout l'existence et la présence d'êtres inconnus qui ont établi là leur empire et qui ont la bonté de nous y accueillir ou le droit de nous en chasser? (Lettres d'un voyageur.)

UNE MAISON DÉSERTE.

Je faisais ces réflexions appuyé contre la porte que je venais de fermer derrière moi, et je n'osais me décider à traverser la cour, car il fallait fouler de longues herbes qui montaient jusqu'à mes geuoux, et sur lesquelles les rayons du soleil commençaient à

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