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un grand nombre de coups de cornes dans les jambes; mais, s'apercevant qu'elles étaient trop bien défendues par le pantalon de cuir garni de fer, il se retourna et baissa la tête pour lui enfoncer sa corne dans la poitrine. Alors Sévilla, se soulevant d'un effort désespéré, saisit d'une main le taureau par l'oreille; de l'autre il lui enfonça les doigts dans les naseaux, pendant qu'il tenait sa tête collée sous celle de cette bête furieuse. En vain le taureau le secoua, le foula aux pieds, le heurta contre terre; jamais il ne put lui faire lâcher prise. Chacun regardait avec un serrement de cœur cette lutte inégale. C'était l'agonie d'un brave; on regrettait presque qu'elle se prolongeât; on ne pouvait crier, ni respirer, ni détourner les yeux de cette scène horrible: elle dura près de deux minutes. Enfin le taureau, vaincu par l'homme dans ce combat corps à corps, l'abandonna pour poursuivre des chulos. Tout le monde s'attendait à voir Sévilla emporté à bras hors de l'enceinte. On le relève; à peine est-il sur ses pieds, qu'il saisit une cape et veut appeler le taureau, malgré ses grosses bottes et son incommode armure de jambes. Il fallut lui arracher la cape, autrement il se faisait tuer à cette fois. On lui amène un cheval; il s'élance dessus, bouillant de colère, et attaque le taureau au milieu de la place. Le choc de ces deux vaillants adversaires fut si terrible que cheval et taureau tombèrent sur les genoux. Oh! si vous aviez entendu les vivats, si vous aviez vu la joie frénétique, l'espèce

d'enivrement de la foule, en voyant tant de courage et tant de bonheur, vous eussiez envié, comme moi, le sort de Sévilla! Cet homme est devenu immortel à Madrid... (Lettre sur Madrid.)

GEORGE SAND.

180..

Marie-Aurore Dupin, si célèbre sous le nom de GEORGE SAND, est née La Châtre, dans les premières années du siècle. Orpheline de bonne heure, on lui fit épouser le baron Dudevant, vieux militaire de l'empire. Cette union fut malheureuse : les deux époux se séparèrent. Madame Dudevant, devenue libre, se vit exposée à toutes les vicissitudes, à tous les dangers de la vie d'artiste. Peu après la révolution de 1830, elle publia un roman pour avoir du pain. Ce roman, écrit avec le cœur, et tout brûlant de passion, de douleur et de colère, eut un succès prodigieux. Du premier coup, l'auteur révéla ce talent vigoureux qui lui valut une position souveraine. Depuis, madame Dudevant a écrit plus de quarante volumes, qui ont achevé de mettre le sceau à sa réputation. On y remarque une âme enthousiaste, une imagination fougueuse, une inspiration chaleureuse, une verve abondante, une richesse de langage qui en font un des plus grands poètes de l'époque.

La lecture des romans de madame Dudevant n'offre ni plus ni moins d'inconvénients que celle des autres livres du même genre. Malheureuse dans le mariage, elle s'est proposé d'at taquer, non pas le mariage en lui-même, mais les abus du mariage tel qu'il existe. Elle s'élève contre ce contrat inégal, qui fait de l'homme un despote et de la femme une victime, et contre l'injustice de l'opinion publique, qui excuse les fautes d'un sexe tandis qu'elle blâme avec rigueur les erreurs de l'autre. En face du dévouement, de l'abnégation et de la fai

blesse confiante et intrépide de la femme, elle dévoile l'égoïsme, la lâcheté, la perfidie de l'homme, que la morale du jour couvre de sa honteuse protection.

Les Lettres d'un Voyageur me semblent le plus beau livre sorti de la plume de G. Sand. Ce sont des révélations intimes, écrites suivant les impressions d'une imagination ardente et mobile, et remplies de poésies, de fantaisies errantes, de douleurs amères, de riantes pensées. Souvent on croit lire les Confessions ou les Réveries d'un promeneur solitaire.

MARGUERITE LECONTE ET WATELET.

Il m'importe peu de vieillir; il m'importerait beaucoup de ne pas vieillir seul. Mais je n'ai pas rencontré l'être avec lequel j'aurais voulu vivre et mourir, ou, si je l'ai rencontré, je n'ai pas su le garder. Écoute une histoire, et pleure.

à

Il y avait un bon artiste, qu'on appelait Watelet, qui gravait à l'eau-forte mieux qu'aucun homme de son temps. Il aima Marguerite Leconte, et lui apprit graver à l'eau-forte aussi bien que lui. Elle quitta sa famille, ses biens et son pays pour aller vivre avec Watelet. Le monde les maudit; puis, comme ils étaient pauvres et modestes, on les oublia. Quarante ans après, on découvrit aux environs de Paris, dans une maisonnette appelée Moulin-Joli, un vieux homme qui gravait à l'eau-forte, et une vieille femme qu'il appelait sa meunière et qui gravait à l'eau-forte assise à la même table. Le premier oisif qui découvrit cette merveille l'annonça aux autres, et le beau monde courut en foule à Moulin-Joli pour voir le

phénomène. Un amour de quarante ans, un travail toujours assidu et toujours aimé, deux beaux talents jumeaux, Philémon et Baucis du vivant de mesdames Pompadour et Du Barry, cela fit époque et le couple miraculeux eut ses flatteurs, ses amis, ses poètes, ses admirateurs. Heureusement le couple mourut de vieillesse peu de jours après, car le monde eût tout gâté. Le dernier dessin qu'ils gravèrent représentait le Moulin-Joli, la maison de Marguerite, avec cette devise: Cur valle permutem Sabina divitias operosiores ?

Il est encadré dans ma chambre, au-dessus d'un portrait dont personne ici n'a vu l'original. Pendant un an, l'être qui m'a légué ce portrait s'est assis avec moi toutes les nuits à une petite table, et il a vécu du même travail que moi... Au lever du jour, nous nous consultions sur notre œuvre, et nous soupions à la même petite table, tout en causant d'art, de sentiment et d'avenir. L'avenir nous a manqué de parole. Prie pour moi, ô Marguerite Leconte ! (Lettres d'un voyageur.)

LA CAMPAGNE A SIX HEURES DU MATIN.

J'ai quitté ma chambre au jour naissant pour fuir la fatigue qui commençait à alourdir mes paupières. J'ai passé mon panier à mon bras; j'y ai mis mon portefeuille, mon encrier, un morceau de pain et des cigarettes, et j'ai pris le chemin des Couperies.

Me voici sur la hauteur culminante. La matinée est délicieuse, l'air est rempli du parfum des jeunes pommiers. Les prairies, rapidement inclinées sous mes pieds, se déroulent là-bas avec mollesse ; elles étendent dans le vallon leurs tapis que blanchit encore la rosée glacée du matin. Les arbres qui pressent les rives de l'Indre dessinent sur les prés des méandres d'un vert éclatant que le soleil commence à dorer au faîte. Je me suis assis sur la dernière pierre de la colline, et j'ai salué en face de moi, au revers du ravin, ta blanche maisonnette, ta pépinière et le toit moussu de ton ajoupa. Pourquoi astu quitté cet heureux nid, et tes petits enfants, et ta vieille mère, et cette vallée charmante, et ton ami le bohémien? Hirondelle voyageuse, tu as été chercher en Afrique le printemps, qui n'arrivait pas assez vite à ton gré! Ingrat! ne fait-il pas toujours assez beau aux lieux où l'on est aimé? Que fais-tu à cette heure? Tu es levé sans doute; tu es seul, sans un ami, sans un chien. Les arbres qui t'abritent n'ont pas été plantés par toi ; le sol que tu foules ne te doit pas les fleurs qui le parent. Peut-être supportes-tu les feux d'un soleil ardent, tandis que le froid d'un matin humide engourdit encore la main qui t'écrit. Sans doute tu ne devines pas que je suis là, veillant sur ta pépinière, sur tes terrasses, sur les trésors que tu délaisses! Peut-être, endormi au seuil d'une mosquée, crois-tu voir en songe les quatre petits murs blancs où tu as tant travaillé,

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