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dilly, dans tout son feu d'alors, le prend encore plus haut que les autres; il s'écrie au monstre et au parricide, comme aurait fait son père dans un plaidoyer; il interpelle les religieuses absentes, les exhorte à ne pas souffrir qu'un homme comme son père, une famille comme la leur, à qui elles ont tant d'obligations de toutes sortes, essuie chez elles un tel affront. Les apostrophes et le bruit croissant commençaient à retentir au réfectoire. Celles des religieuses qui étaient selon l'esprit de la mère, s'entreregardaient avec anxiété, et priaient Dieu en leur cœur qu'il la fortifiât. D'autres, moins régénérées, n'y pouvaient tenir, et éclataient ouvertement pour M. Arnauld. La bonne vieille sœur Morel s'écriait : C'est une honte de ne pas ouvrir à M. Arnauld! Les femmes de journée, qui se trouvaient dans la cour, prenaient également parti, et laissaient aller des murmures contre l'ingratitude de madame l'abbesse. (Port-Royal.)

SCENE DU PARLOIR.

M. Arnauld, outré, ordonna qu'on remît les chevaux au carrosse, pour s'en retourner. Toutefois, à la fin, sur les supplications réitérées de sa fille, qui ne se départait pas de cette unique prière, il consentit à entrer un moment dans le parloir. Mais ici une nouvelle scène commence. Dès qu'elle eut ouvert la grille, c'est-à-dire le rideau ou les planches qui

étaient devant, elle vit ce bon père dans un état de douleur, de pâleur et de saisissement, qui lui décomposaient le visage. Il se mit alors aussi à lui parler avec tendresse du passé, de ce qu'il avait fait pour elle, de l'intérêt avec lequel il l'avait toujours portée dans son cœur ; que dorénavant c'en était fait à jamais, qu'il ne la reverrait plus; mais qu'en cette dernière fois et pour dernière parole, il n'avait plus qu'à la conjurer du moins de se conserver elle-même et de ne pas se ruiner par d'indiscrètes austérités.

Ces paroles furent la grande épreuve, et leur tendre accent fut le plus rude de l'assaut. Tant que M. Arnauld avait été violent et en colère, elle avait pu rester ferme et maîtresse d'elle-même. Mais, dès ce moment, où elle le vit dans toute l'affection et les larmes d'un père, elle se trouva plus faible, insuffisante à résister; et, sentant qu'il ne fallait pas céder pourtant, dans cette lutte trop longuement accablante, elle perdit tout d'un coup connaissance, et tomba par terre évanouie.

M. Arnauld, à la vue de sa fille sans mouvement, oubliant tout, s'écrie, lui tend les bras à travers cette grille qui s'oppose; c'est pour le coup qu'il veut entrer. Il appelle les religieuses pour qu'elles viennent du dedans secourir leur abbesse. Madame Arnauld, M. d'Andilly et le reste de la famille, avertis aux cris de M. Arnauld, se précipitent, de leur côté, à la porte du couvent, et heurtent derechef pour faire venir; mais les religieuses, croyant tou

jours que c'est la continuation du premier effort et de la menace, n'osent paraître et s'enfuient plutôt. Pourtant, à la fin, la voix de M. d'Andilly se fait comprendre elles accourent toutes alors au parloir, et trouvent la pauvre mère encore à terre et sans connaisance. Elles la font revenir à grand'peine, et, dès que ses yeux se rouvrent, apercevant son père collé toujours à la grille, qui épiait le retour à la vie, et qui, les bras tendus, semblait lui dire :

Encore un coup, vivez, et revenez à vous !

Elle ne peut que lui adresser un mot et un vœu : C'est qu'il veuille bien, pour toute grâce, ne s'en aller pas ce jour-là.

P. MÉRIMÉE.

180..

Prosper MÉRIMÉE est né à Paris au commencement du siècle. Ses études terminées, il fut reçu avocat ; mais il quitta la jurisprudence pour les lettres. En 1025, il publia le Théâtre de Clara Gazul, recueil de six pièces dramatiques composées dans le goût espagnol qui lui valut les éloges de Goethe. Depuis, il a publié la Jacquerie, peinture des scènes féodales; la Chronique de Charles IX, où il révèle un beau talent de romancier et d'historien; plusieurs nouvelles et contes charmants, parmi lesquels on distingue Matéo, Tamango, et surtout Colomba, son chefd'œuvre. Nous avons encore de M. Mérimée des Études sur l'histoire romaine, où il raconte la guerre sociale et la conjuration de Catilina. A une scrupuleuse exactitude, à une érudition sûre il joint un récit plein de clarté et d'élégance.

M. Mérimée est membre de l'Académie française et inspecteur des monuments de France.

COMBAT DU TAUREAU.

LETTRE SUR L'ESPAGNE.

Pour quelqu'un qui entend un peu la tauromachie, c'est un spectacle intéressant que d'observer les approches du matador et du taureau, qui, comme deux généraux habiles, semblent deviner les intentions l'un de l'autre, et varient leurs manœuvres à chaque instant. Un mouvement de tête, un regard de côté, une oreille qui s'abaisse, sont pour un matador exercé autant de signes non équivoques des projets de son ennemi. Enfin le taureau impatient s'élance contre le drapeau rouge dont le matador se couvre à dessein. Sa vigueur est telle qu'il abattrait une muraille en la choquant de ses cornes ; mais l'homme l'esquive par un léger mouvement de corps; il disparaît comme par anchantement, et ne lui laisse qu'une draperie légère qu'il enlève audessus de ses cornes en défiant sa fureur. L'impétuo sité du taureau lui fait dépasser de beaucoup son adversaire; il s'arrête alors brusquement en raidissant ses jambes, et ces réactions brusques et violentes le fatiguent tellement que, si ce manége était prolongé, il suffirait seul pour le tuer. Aussi Romero, le fameux professeur, dit-il qu'un bon matador doit tuer huit taureaux en sept coups d'épée. Un des huit meurt de fatigue et de rage.

Après plusieurs passes, quand le matador croit bien connaître son antagoniste, il se prépare à lui donner le dernier coup. Affermi sur ses jambes, il se place bien en face de lui, et l'attend, immobile, à la distance convenable. Le bras droit, armé de l'épée, est replié à la hauteur de la tête; le gauche, étendu en avant, tient la muleta, qui, touchant presque à terre, excite le taureau à baisser la tête. C'est dans ce moment qu'il lui porte le coup mortel, de toute la force de son bras, augmentée du poids de son corps et de l'impétuosité même du taureau. L'épée, longue de trois pieds, entre souvent jusqu'à la garde; et si le coup est bien dirigé, l'homme n'a plus rien à craindre. Le taureau s'arrête tout court; le sang coule à peine; il relève la tête; ses jambes tremblent, et tout d'un coup, il tombe comme une lourde masse. Aussitôt de tous les gradins partent des vivats assourdissants; les mouchoirs s'agitent; les chapeaux des majos volent dans l'arène, et le héros vainqueur envoie modestement des baise-mains de tous les côtés.

COURAGE D'UN PICADOR.

Dernièrement un picador, nommé Juan Sévilla, fut renversé et son cheval éventré par un taureau andaloux d'une force et d'une agilité prodigieuses. Ce taureau, au lieu de se laisser distraire par les chulos, s'acharna sur l'homme, le piétina et lui donna

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