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qu'ils reconnaissent enfin qu'il n'y a que deux sortes de personnes qu'on puisse appeler raisonnables: ou ceux qui servent Dieu de tout leur cœur, parce qu'ils le connaissent; ou ceux qui le cherchent de tout leur cœur, parce qu'ils ne le connaissent pas encore.

(Pensées.)

ARNAULD.

1612-1694,

et

Antoine ARNAULD, surnommé le grand Arnauld, était le vingtième fils d'un célèbre avocat au parlement de Paris. Il se fit recevoir de bonne heure docteur en Sorbonne, et obtint plusieurs bénéfices ecclésiastiques. Bientôt il renonça au monde, et alla rejoindre, dans la solitude de Port-Royal, sa mère, Arnauld d'Andilly, son frère, Le Maistre de Sacy, son neveu, plusieurs autres membres de sa famille. C'est là qu'il composa, soit seul, soit avec ses amis, Pascal, Nicole, Lancelot, ces ouvrages de théologie, de logique, de métaphysique, de grammaire, qui font la gloire de cette illustre société. Doué d'un génie vaste, d'une énergie indomptable, passionné pour les querelles théologiques, le grand Arnauld se dévoua tout entier à la défense des principes de Port-Royal. La pauvreté, l'exil, la vieillesse ne purent lasser son infatigable activité. Nicole lui dit un jour, dans l'exil, qu'il était épuisé, et qu'il voulait enfin se reposer de ses longs travaux. Vous reposer! lui répondit l'impétueux Arnauld, eh! n'aurez-vous pas l'éternité tout entière pour rous reposer!

DE L'EXACTITUDE DANS LE JUGEMENT.

C'est une opinion fausse et impie que la vérité soit tellement semblable au mensonge, et la vertu au vice, qu'il soit impossible de les discerner: mais il est vrai que, dans la plupart des choses, il y a un mélange d'erreur et de vérité, de vice et de vertu, de perfection et d'imperfection, et que ce mélange est une des plus ordinaires sources des faux jugements des hommes.

Car c'est par ce mélange trompeur que les bonnes qualités des personnes qu'on estime font approuver leurs défauts, et que les défauts de ceux qu'on n'estime pas font condamner ce qu'ils ont de bon, parce qu'on ne considère pas que les personnes les plus imparfaites ne le sont pas en tout, et que Dieu laisse aux plus vertueuses des imperfections, qui, étant des restes de l'infirmité humaine, ne doivent pas être l'objet de notre imitation ni de notre estime.

La raison en est, que les hommes ne considèrent guère les choses en détail; ils ne jugent que selon leur plus forte impression, et ne sentent que ce qui les frappe davantage : ainsi, lorsqu'ils aperçoivent dans un discours beaucoup de vérités, ils ne remarquent pas les erreurs qui y sont mêlées; et, au contraire, s'il y a des vérités mêlées parmi beaucoup d'erreurs, ils ne font attention qu'aux erreurs; le

fort emportant le faible, et l'impression la plus vive étouffant celle qui est plus obscure.

Cependant il y a une injustice manifeste à juger de cette sorte il ne peut y avoir de juste raison de rejeter la raison, et la vérité n'en est pas moins vérité pour être mêlée avec le mensonge elle n'appartient jamais aux hommes, quoique ce soient les hommes qui la proposent; ainsi, encore que les hommes par leurs mensonges méritent qu'on les condamne, les vérités qu'ils avancent ne méritent pas d'être condamnées.

C'est pourquoi la justice et la raison demandent que, dans toutes les choses qui sont ainsi mêlées de bien et de mal, on en fasse le discernement; et c'est particulièrement dans cette séparation judicieuse que paraît l'exactitude de l'esprit.

NICOLE.

1625-1695.

Pierre NICOLE, célèbre écrivain moraliste et polémique, naquit à Chartres. Il se lia de bonne heure avec les solitaires de Port-Royal, et enseigna les belles-lettres pendant plusieurs années dans cette pieuse et savante maison. Il prit une part active à la guerre de plume que les jésuites suscitèrent aux religieux, et il travailla avec Arnauld à plusieurs écrits pour la défense de la doctrine janséniste. Lorsque Port-Royal fut fermé, il se réfugia dans les Pays-Bas. On a de Nicole des Essais de morale, des Instructions théologiques, et plusieurs ouvrages de con

troverse, qui lui assurent une des premières places parmi les célèbres écrivains de Port-Royal. Cet homme, si puissant la plume à la main, avait, dans le monde, la candeur, la simplicité, la naïveté du bon La Fontaine.

AMOUR-PROPRE.

Le nom d'amour-propre ne suffit pas pour nous faire connaître sa nature, puisqu'on se peut aimer en bien des manières. Il faut y joindre d'autres qualités pour s'en former une véritable idée. Ces qualités sont que l'homme corrompu, non-seulement s'aime soi-même, mais qu'il n'aime que soi, qu'il rapporte tout à soi. Il se désire toutes sortes de biens, d'honneurs, de plaisirs, et il n'en désire qu'à soi-même, ou par rapport à soi-même. Il se fait le centre de tout; il voudrait dominer sur tout, et que toutes les créatures ne fussent occupées qu'à le contenter, à le louer, à l'admirer. Cette disposition tyrannique, étant empreinte dans le fond du cœur de tous les hommes, les rend violents, injustes, cruels, ambitieux, flatteurs, envieux, insolents, querelleurs : en un mot, elle renferme les semences de tous les crimes et de tous les déréglements des hommes, depuis la plus légère jusqu'aux plus détestables. Voilà le monstre que nous renfermons dans notre sein. Il vit et règne absolument en nous, à moins que Dieu n'ait détruit son empire en versant un autre amour dans notre cœur. Il est le principe de toutes les actions qui n'en ont point d'autre que la nature cor

rompue; et, bien loin qu'il nous fasse de l'horreur, nous n'aimons et ne haïssons toutes les choses qui sont hors de nous que selon qu'elles sont conformes ou contraires à ses inclinations.

Mais si nous l'aimons dans nous-mêmes, il s'en faut bien que nous le traitions de même quand nous l'apercevons dans les autres. Il nous paraît alors au contraire sous sa forme naturelle, et nous le haïssons même d'autant plus que nous nous aimons, parce que l'amour-propre des autres hommes s'oppose à tous les désirs du nôtre. Nous voudrious que tous les autres nous aimassent, nous admirassent, pliassent sous nous; qu'ils ne fussent occupés que du soin de nous satisfaire ; et non-seulement ils n'en ont aucune envie, mais ils nous trouvent ridicules de le prétendre, et ils sont prêts à tout faire, non-seulement pour nous empêcher de réussir dans nos désirs, mais pour nous assujettir aux leurs, et pour exiger les mêmes choses de nous. Voilà donc par là tous les hommes aux mains les uns contre les autres; et si celui qui a dit qu'ils naissent dans un état de guerre, et que chaque homme est naturellement ennemi de tous les autres hommes, eût voulu seulement représenter par ces paroles la disposition du cœur des hommes les uns envers les autres, sans prétendre la faire passer pour légitime et pour juste, il aurait dit une chose aussi conforme à la vérité et à l'expérience que celle qu'il soutient est contraire à la raison et à la justice. (Essais de morale.)

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