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ses grands couteaux. Il montait, sa femme après lui ; moi derrière la porte : il ouvrit ; mais avant d'entrer il posa la lampe, que sa femme vint prendre; puis il entre pieds nus, et elle de dehors lui disait à voix basse, masquant avec ses doigts le trop de lumière de la lampe : « Doucement, va doucement. » Quand il fut à l'échelle, il monte, son couteau entre les dents, et venu à la hauteur du lit, ce pauvre jeune homme étendu offrant sa gorge découverte, d'une main il prend son couteau, et de l'autre.... Ah! cousine.... il saisit un jambon qui pendait au plancher, en coupe une tranche, et se retire comme il était venu. La porte se referme, la lampe s'en va, et je reste seul à mes réflexions.

Dès que le jour parut, toute la famille, à grand bruit, vient nous éveiller, comme nous l'avions recommandé. On apporte à manger on sert un déjeuner fort propre, fort bon, je vous assure. Deux chapons en faisaient partie, dont il fallait, dit notre hôtesse, emporter l'un et manger l'autre. En les voyant, je compris enfin le sens de ces terribles mots : « Faut-il les tuer tous deux ? » Et je vous crois, cousine, assez de pénétration pour deviner à présent ce que cela signifiait.

Cousine, obligez-moi ne contez point cette histoire. D'abord, comme vous voyez, je n'y joue pas un beau rôle, et puis vous me la gâterez. Tenez, je ne vous flatte point; c'est votre figure qui nuirait à l'effet de ce récit. Moi, sans me vanter, j'ai la mine

qu'il faut pour les contes à faire peur. Mais vous, voulez-vous conter? Prenez des sujets qui aillent à votre air, Psyché par exemple.

(Lettre à madame Pigale, 1807.)

A MADAME PIGALE.

Mileto, 25 octobre 1806.

Vous aurez de ma prose, chère cousine, tant que vous en voudrez, et du style à vingt sous, c'est à dire du meilleur, et qui ne vous coûtera rien que le port; si je ne vous en ai adressé plus tôt, c'est que nous autres, vieux cousins, nous n'écrivons guère à nos jeunes cousines sans savoir auparavant comment nos lettres seront reçues, n'étant pas, comme vous autres, toujours assurés de plaire. Ne m'accusez ni de paresse, ni d'indifférence: je voulais voir si vous songeriez que je ne vous écrivais pas. Depuis près de deux ans, vous n'aviez aucun air de vous en apercevoir; moi, piqué de cela, j'allais vous quereller, quand vous m'avez prévenu fort poliment : j'aime vos reproches, et vous avez mieux répondu à mon silence que peut-être vous n'eussiez fait à mes lettres. On me mande de vous des choses qui me plaisent beaucoup; vous parlez de moi quelquefois et vous vous ennuyez... De mon côté, je m'ennuie aussi, tant que je puis, comme de raison. Ne nous sommes nous pas promis de ne point rire l'un sans

l'autre ? Pour moi, je ne sais ce que c'est que manquer à ma parole, et je garde mon sérieux, comptant bien que vous tenez le vôtre. Je trouverais fort mauvais qu'il en fût autrement; et si quelqu'un vous amuse, à mon retour qu'il prenne garde à lui; passe pour des enfants; mais point de plaisir, ma cousine, point de plaisir sans votre cousin.

Hélas! pour tenir ma promesse, je n'ai besoin que de penser à cinq cents lieues qui nous séparent, à deux longues, longues années écoulées sans vous voir, et combien encore à passer de la même manière ! Ces idées-là ne me quittent point, et me donnent une physionomie de Misanthropie et repentir. Jeux innocents, petits bals et soirées de jardin, qu'êtes-vous devenus! Non, je ne suis plus le cousin qui vous amusait; ce n'est plus le temps de dom Bedaine, de madame Ventre-à-Terre et de la dame empaillée. En me voyant maintenant vous ne me reconnaîtriez plus, et vous demanderiez encore où est le cousin qui rit? Voilà ce que c'est de s'éloigner de vous; on s'ennuie, on devient maussade, on vieillit d'un siècle par an. Pour être heureux, il faut ou ne pas vous connaître, ou ne jamais vous quitter.

Je n'ai guère bâillé près de vous, ni vous avec moi, ce me semble, si ce n'est peut-être en famille, aux visites de nos chers parents; eh bien! depuis que je ne vous vois plus, je bâille du matin au soir. La nature, vous le savez, m'a doué d'un organe favorable à cet exercice je bâille en vérité comme un

coffre; vous à cause de mon absence là-bas, vous devez bâiller aussi, comme une petite tabatière. Quelle différence entre nous ! Vous n'oseriez assurément vous comparer, vous mesurer... Bêtise, oui bêtise, j'en demeure d'accord, c'est du style à deux liards.

Mais savez-vous ce qui m'arrive de ne plus rire ? Je deviens méchant. Imaginez un peu à quoi je passe mon temps: je rêve nuit et jour aux moyens de tuer des gens que je n'ai jamais vus, qui ne m'ont fait ni bien ni mal; cela n'est-il pas joli ? Ah! croyez-moi, cousine, la tristesse ne vaut rien, reprenons notre ancienne allure: il n'y a de bonnes gens que ceux qui rient; rions toutes les fois que l'occasion s'en présentera ou même sans occasion.

Pendant que je vous fais ces lignes très-sensées, voici une drôle d'aventure : la maison tremble; un homme qui écrivait près de moi se sauve en criant tremoto Moi, je répète tremolo, c'est-à-dire tremblement de terre, et me sauve aussi dans la cour. Là, je vis bien que la secousse avait été forte, ou sérieuse, comme vous direz, cousine, ou même conséquente, comme dit Voisard. Un bâtiment non achevé, dont le toit n'est pas encore couvert, semblait agité par le vent; la charpente remuait, craquait. La terre a souvent ici de ces petits frissons qui renverseraient une ville comme un jeu de quilles, si les maisons n'étaient faites exprès, à l'épreuve du tremoto, peu élevées et larges d'en bas. Aucune

n'est tombée cette fois; mais l'église a écrasé je ne sais combien de bonnes âmes qui sont maintenant en paradis, voyez quelle grâce d'en haut ! nous autres, vauriens, nous restons dans cette vallée de misères.

Vous demandez ce que nous faisons? Peu de chose ici: nous prenons un petit royaume pour la dynastie impériale. Qu'est-ce que la dynastie? Méot vous le dira. Le fameux traiteur Méot est cuisinier du roi, qui s'amuse souvent à causer avec lui ; le seul homme, dit-on, pour qui Sa Majesté ait quelque considération. « Méot, lui dit le roi, tu me pousses ta famille: tes nièces, tes cousins, tes neveux, tes fiieux; tu n'as pas un parent à la mode de Bretagne marmiton, gâte-sauce, qu'il ne faille placer et faire gros seigneur! Sire, c'est ma dynastie, »> lui répondit Méot. Voilà un joli conte que vous ferez valoir en le contant avec grâce: vous ne pouvez autrement.

Quant au temps où nous nous reverrons, la réponse n'est pas si aisée. J'en meurs d'envie, vous pensez bien; mais il faut achever de conquérir ce royaume, et puis voir les antiquités : il y en a beaucoup de belles; vous savez ma passion, je suis fou de l'antique.

Vous présenterai-je mon respect ? Voulez-vous que j'aie l'honneur d'être ?... Non, je vous embrasse tou bonnement.

Le vieux cousin qui ne rit plus.

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