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cuperait leur vanité : vous seriez un objet proportionné à leurs pensées craintives et rampantes. Mais parce que vous êtes trop au dedans d'eux, où ils ne rentrent jamais, et trop magnifique au dehors, où vous vous répandez dans l'infini, vous leur êtes un Dieu caché. Ils vous ont perdu en se perdant. L'ordre et la beauté même que vous avez répandus sur toutes vos créatures, comme des degrés pour élever l'homme à vous, sont devenus des voiles qui vous dérobent à leurs yeux malades: ils n'en ont plus que pour voir des ombres, la lumière les éblouit. Ce qui n'est rien est tout pour eux; ce qui est tout ne leur semble rien. Cependant, qui ne vous voit pas n'a rien vu, qui ne vous goûte point n'a jamais rien senti: il est comme s'il n'était pas, et sa vie entière n'est qu'un songe malheureux. Moi-même, ô mon Dieu! égaré par une éducation trompeuse, j'ai cherché un vain bonheur dans les systèmes des sciences, dans les armes, dans la faveur des grands, quelquefois dans de frivoles et dangereux plaisirs. Dans toutes ces agitations je courais après le malheur, tandis que le bonheur était auprès de moi. Quand j'étais loin de ma patrie, je soupirais après des biens que je n'y avais pas; et cependant vous me faisiez connaître les biens sans nombre que vous avez répandus sur toute la terre, qui est la patrie du genre humain. Je m'inquiétais de ne tenir à aucun grand ni à aucun corps; et j'ai été protégé par vous dans mille dangers où ils ne peuvent rien. Je m'attristais de vivre seul et

sans considération; et vous m'avez appris que la solitude valait mieux que le séjour des cours, et que la liberté était préférable à la grandeur.

(Études de la nature.)

VOL DES INSECTES.

Frêle création de la fuyante aurore,

Ouvre-toi comme un prisme au soleil qui le dore,
Va dire ta naissance au liseron d'un jour,

Va, tu n'as que le temps de deviner l'amour.
Madame DESBORDES-VALMORE.

De tous les volatiles, ceux dont le vol est le plus curieux et le plus à notre portée, sont les insectes. Les uns ont des ailes de la plus fine gaze, comme la mouche: elle exécute toutes sortes de vols, et, quand il lui plaît, elle s'arrête en l'air, et y devient stationnaire; d'autres, tels que les papillons, ont des ailes couvertes d'écailles fines comme la poussière, et brillantes des plus vives couleurs. Bien différentes de celles des oiseaux, qui se ressemblent toutes, et qui leur sont distribuées par paires, elles sont patronnées sur une infinité de formes et quadruples. Les papillons n'ont point de queue, comme les oiseaux, mais la plupart sont couronnés d'antennes qui dirigent leur vol. Leur gouvernail est à leur tête. Le papillon, avec sa trompe et ses antennes à bouton, semblables aux filets à anthère qui sortent du sein des fleurs, avec ses ailes quadruples et éclatantes qui imitent leurs pétales, avec son vol incertain que balance çà et là l'haleine des zéphyrs, ressemble à

une fleur volante. Il y en a qui, comme le ptérophore ou porte-plume, volent parmi les graminées avec deux ailes simples, faites comme deux plumes à écrire. Je me suis arrêté quelquefois avec plaisir à voir des moucherons, après la pluie, danser en rond des espèces de ballets. Ils se divisent en quadrilles, qui s'élèvent, s'abaissent, circulent et s'entrelacent sans se confondre. Les chœurs de danse de nos opéras n'ont rien de plus compliqué et de plus gracieux. Il semble que ces enfants de l'air soient nés pour danser; ils font aussi entendre, au milieu de leur bal, des espèces de chants. Leurs gosiers ne sont pas résonnants comme ceux des oiseaux, mais leurs corselets le sont; et leurs ailes, ainsi que des archets, frappent l'air et en tirent des murmures agréables. Une vapeur qui sort de la terre est le foyer ordinaire de leur plaisir; mais souvent une sombre hirondelle traverse tout à coup leur troupe légère, et avale à la fois des groupes entiers de danseurs. Cependant leur fête n'en est pas interrompue. Les coryphées distribuent des postes à ceux qui restent, et tous continuent à danser et à chanter. Leur vie, après tout, est une image de la nôtre les hommes se bercent de vaines illusions autour de quelques vapeurs qui s'élèvent de la terre, tandis que la mort, comme un oiseau de proie, passe au milieu d'eux, les engloutit tour à tour sans interrompre la foule qui cherche le plaisir.

(Harmonies de la nature.)

SIMPLICITÉ ET PAUVRETÉ DE JEAN-JACQUES.

Un matin que j'étais chez lui, je voyais entrer à l'ordinaire des domestiques qui venaient chercher des rôles de musique, ou qui lui en apportaient à copier, 1 les recevait debout et tête nue; il disait aux uns: Il faut tant! et il recevait leur argent; aux autres Dans quel temps faut-il rendre ce papier? Ma maîtresse, répondait le domestique, voudrait bien l'avoir dans quinze jours. -Oh! cela n'est pas possible, j'ai de l'ouvrage : je ne puis le rendre que dans trois semaines. Tantôt il s'en chargeait, tantôt il le refusait, en mettant dans les détails de ce commerce toute l'honnêteté d'un ouvrier de bonne foi. En le voyant agir avec cette simplicité, je me rappelais la réputation de ce grand homme. Quand nous fûmes seuls, je ne pus m'empêcher de lui dire : « Pourquoi ne tirez-vous pas un autre parti de vos talents? »

<< Oh! reprit-il, il y a deux Rousseau dans le monde; l'un riche, ou qui aurait pu l'être, s'il l'avait voulu; un homme capricieux, singulier, fantasque c'est celui du public; l'autre est obligé de travailler pour vivre, et c'est celui que vous voyez. » Mais vos ouvrages auraient dû vous mettre à l'aise, ils ont enrichi tant de libraires! Je n'en ai pas tiré 20,000 livres; encore si j'avais reçu cet argent à la fois, j'aurais pu le placer; mais je l'ai

mangé successivement comme il est venu. Un libraire de Hollande, par reconnaissance, m'a fait 600 livres de pension viagère, dont 300 livres sont reversibles à ma femme après ma mort; voilà toute ma fortune. Il m'en coûte cent louis pour entretenir mon petit ménage, il faut que je gagne le surplus.

(Essai sur Jean-Jacques Rousseau.)

UNE PROMENADE

DE JEAN-JACQUES ET DE BERNARDIN.

Rousseau me proposa un jour de venir le lundi des fêtes de Pâques au mont Valérien. Nous nous donnâmes rendez-vous dans un café aux ChampsÉlysées. Le matin, nous prîmes du chocolat. Le vent était à l'ouest; l'air était frais; le soleil paraissait environné de grands nuages blancs, divisés par masses sur un ciel d'azur. Entrés dans le bois de Boulogne à huit heures, Jean-Jacques se mit à herboriser. Pendant qu'il faisait sa petite récolte, nous avancions toujours. Déjà nous avions traversé une partie du bois, lorsque nous aperçûmes dans ces solitudes deux jeunes filles, dont l'une tressait les cheveux de sa compagne. Frappé de ce tableau champêtre, nous nous arrêtâmes un instant. «Ma femme, me dit Rousseau, m'a conté que dans son pays les bergères font ainsi mutuellement leur toilette en plein champ. » Ce spectacle charmant nous rappela en même temps les beaux jours de la Grèce et quel

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