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AMITIÉ DE MONtaigne et de LA BOETIE 1.

Ordinairement ce que nous appelons amis et amitiez, ce ne sont qu'accointances et familiaritez nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s'entretiennent. En l'amitié de quoy je parle, elles se meslent et confondent l'une en l'aultre d'un meslange si universel, qu'elles effacent et ne retrouvent plus la cousture qui les a joinctes. Si on me presse de dire pourquoy je l'aymoys, je sens que cela ne se peult exprimer qu'en respondant, « Parce que c'estoit luy; parce que c'estoit moy. » Il y a, au delà de tout mon discours et de ce que j'en puis dire particulièrement, je ne sçais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous estre veus, et par des rapports que nous oyions l'un de l'aultre, qui faisoient en nostre affection plus d'effort que ne porte la raison des rapports; je croys par quelque ordonnance du ciel. Nous nous embrassions par nos noms : et à nostre première rencontre, qui feut par hazard en une grande feste et compaignie de ville, nous nous trouvasmes si prins, si cogneus, si obligez entre nous, que rien dez lors ne nous feut si proche que l'un à l'autre. Il escrivit

La Boëtie, conseiller au parlement de Bordeaux, qui donnait les plus belles espérances, et qu'une mort prématurée enleva à la tendresse de Montaigne.

une satyre latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de nostre intelligence si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé, car nous étions touts deux hommes faicts, et luy plus de quelques années, elle n'avoit point à perdre temps, et n'avoit à se régler au patron des amitiez molles et régulières, ausquelles il fault tant de précautions de longue et préalable conversation. Cette-cy n'a point d'aultre idée que d'elle-mesme, et ne se peult rapporter qu'à soy : ce n'est pas une spéciale considération, ny deux, ny trois, ny quatre, ny mille; c'est je ne sçay quelle quintessence de tout ce meslange, qui, ayant saisi toute ma volonté, l'amena se plonger et se perdre dans la sienne; qui, ayant saisi toute sa volonté, l'amena se plonger et se perdre en la mienne, d'une faim, d'une concurrence pareille je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous feust propre, ny qui feust ou sien ou mien.

BRANTOME.

1527-1614.

Pierre de Bourdeilles, seigneur de l'abbaye de BRANTÔME, gentilhomme ordinaire de la chambre de Charles IX et de Henri III. Il a laissé la Vie des hommes illustres et des grands capitaines, la Vie des dames illustres, la Vie des femmes galantes et des Mémoires. Ces ouvrages, pleins de charme et de naturel, sont un tableau vif et animé du seizième siècle; mais ils laissent bien à désirer sous le rapport de la morale et de l'exactitude. Indifférent au bien et au mal, Brantôme semble ignorer ce qui est vertu et ce qui est vice. Mal instruit, aimant à croire au scandale, il se fait l'écho servile de tous les bruits de la cour et de la ville. On a dit de lui: qu'il était le valet-dcchambre de l'histoire.

DOULEUR DE MARIE STUART

EN QUITTANT LA FRANCE.

Après six jours de séjour seulement à Calais, ayant dit ses adieux piteux et pleins de soupirs, toute la grande compagnie qui estoit-là, depuis le plus grand jusques au plus petit, s'embarca; ayant, de ses oncles, avec elle, messieurs d'Aumale, grand-prieur, et d'Elbeuf, et monsieur Damoille, aujourd'huy monsieur le connestable, et force noblesse que nous estions avec elle dans la galère de monsieur de Mevillon, pour estre la meilleure et la plus belle.

Ainsi donc qu'elle vouloit commencer à sortir du port, que les rames commençoient à se vouloir lais

ser moüiller, elle y vit entrer en pleine mer, et tout à sa veüe, s'enfoncer un navire devant elle et se périr, et la pluspart des mariniers se noyer, pour n'avoir pas bien pris le courant et le fond; ce qu'elle voyant, s'escria incontinent : « Ha! mon Dieu! quel » augure de voyage est cecy! » Et la galère estant sortie du port, et s'estant eslevé un petit vent frais, on commença à faire voile, et la chiourme se reposer elle, sans songer à autre action, s'appuya les deux bras sur la poupe de la galère du costé du timon, et se mit à fondre en grosses larmes, jettant tousjours ses beaux yeux sur le port et le lieu d'où elle estoit partie, prononçant tousjours ces tristes paroles « Adieu, France; adieu, France,» les ré: pétant à chaque coup; et luy dura cet exercice dolent près de cinq heures, jusques qu'il commença à faire nuit, et qu'on luy demanda si elle ne se vouloit point oster de là, et souper un pen. Alors, redoublant ses pleurs plus que jamais, dit ces mots : « C'est » bien à cette heure, ma chère France, que je vous perds du tout de veüe, puisque la nuit obscure et » jalouse du contentement de vous voir tant que » j'eusse pû, m'apporte un voile noir devant les » yeux, pour me priver d'un tel bien. Adieu donc, » ma chère France, que je perds du tout de veüe : » je ne vous verray jamais plus. » Ainsi se retira, disant qu'elle avoit fait tout le contraire de Didon, qui ne fit que regarder la mer, quand Énée se départit d'avec elle, et elle regardoit tousjours la terre.

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Elle voulut se coucher sans avoir mangé, et ne voulut descendre en bas dans la chambre de poupe; mais on luy fit dresser la traverse de la galère en haut de la poupe, et luy dressa-t-on là son lict: et reposant un peu, n'oubliant nullement ses soupirs et larmes, elle commanda au timonnier, si-tost qu'il feroit jour, s'il voyoit et descouvroit encore le terrain de la France, qu'il l'éveillast, et ne craignist de l'appeller. A quoy la fortune la favorisa; car le vent s'estant cessé, et ayant recours aux rames, on ne fit guères de chemin cette nuit : si bien que le jour paraissant, parut encore le terrain de la France; et n'ayant failly le timonnier au commandement qu'elle luy avoit fait, elle se lève sur son lit, et se mit à contempler la France encore, tant qu'elle peut. Mais la galère s'esloignant, elle s'esloigna son contentement, et ne vit plus son beau terrain. Adonc redoubla encore ces mots : « Adieu, la France, cela est fait; adieu, la » France : je pense ne vous revoir jamais plus.

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Si désira-t-elle cette fois qu'une armée d'Angleterre parut, de laquelle nous estions fort menacés, afin qu'elle eut sujet et fut contrainte de relascher en-arrière, et sauver au port d'où elle estoit partie : mais Dieu en cela ne l'a voulu favoriser à ses souhaits. Car, sans aucun empeschement, nous arrivasmes à Petit-Luc 1.

Petit Leith.

(Vies des dames illustres.)

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