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alors à mon souvenir et me rendent toute ma confiance. Je me refuse ainsi à toutes nouvelles idées comme à des erreurs funestes qui n'ont qu'une fausse apparence, et ne sont bonnes qu'à troubler mon repos.

Ainsi retenu dans l'étroite sphère de mes anciennes connaissances, je n'ai pas, comme Solon, le bonheur de pouvoir m'instruire chaque jour en vieillissant, et je dois même me garantir du dangereux orgueil de vouloir apprendre ce que je suis désormais hors d'état de bien savoir. Mais, s'il me reste peu d'acquisitions à espérer du côté des lumières utiles, il m'en reste de bien importantes à faire du côté des vertus nécessaires à mon état c'est là qu'il serait temps d'enrichir et d'orner mon âme d'un acquis qu'elle pût emporter avec elle. Lorsque, délivrée de ce corps qui l'offusque et l'aveugle, et voyant la vérité sans voile, elle apercevra la misère de toutes ces connaissances dont nos faux savants sont si vains, elle gémira des moments perdus en cette vie à les vouloir acquérir. Mais la patience, la douceur, la résignation, l'intégrité, la justice impartiale sont un bien qu'on emporte avec soi, et dont on peut s'enrichir sans cesse, sans craindre que la mort même nous en fasse perdre le prix. C'est à cette unique et utile étude que je consacre le reste de ma vieillesse. Heureux si, par mes progrès sur moi-même, j'apprends à sortir de la vie, non meilleur, car cela n'est pas possible, mais plus vertueux que je n'y suis entré!

(Réveries d'un promeneur solitaire.)

COURAGE ET GENEROSITÉ

DE JEAN-JACQUES ENFANT.

J'allais presque tous les dimanches passer la journée aux Paquis chez M. Fazy, qui avait épousé une de mes tantes, et qui avait là une fabrique d'indiennes.

Un jour j'étais à l'étendage, dans la chambre de la calandre, et j'en regardais les rouleaux de fonte leur luisant flattait ma vue. Je fus tenté d'y poser mes doigts; et je les promenais avec plaisir sur le lisse du cylindre, quand le jeune Fazy, s'étant mis dans la roue, lui donna un demi-quart de tour si adroitement qu'il n'y prit que le bout de mes deux plus longs doigts; mais c'en fut assez pour qu'ils y fussent écrasés par le bout et que les deux ongles y restassent. Je fis un cri perçant : Fazy détourna à l'instant la roue; mais les ongles ne restèrent pas moins au cylindre, et le sang ruisselait de mes doigts. Fazy, consterné, s'écrie, sort de la roue, m'embrasse, et me conjure d'apaiser mes cris, ajoutant qu'il était perdu. Au fort de ma douleur la sienne me toucha; je me tus. Nous fûmes à la carpière, où il m'aida à laver mes doigts et à étancher mon sang avec de la mousse. Il me supplia, avec larmes, de ne point l'accuser. Je le lui promis, et le tins si bien que, plus de vingt ans après, personne ne savait par quelle aventure j'avais deux de mes doigts cicatrisés, car

ils le sont demeurés toujours. Je fus détenu dans mon lit plus de trois semaines, et plus de deux mois hors d'état de me servir de ma main, disant toujours qu'une grosse pierre, en tombant, m'avait écrasé les doigts. (Rêveries.)

TRAIT SINGULIER DE SENSIBILITÉ.

Je jouais au mail, à Plain-Palais, avec un de mes camarades appelé Plince. Nous prîmes querelle au jeu, nous nous battîmes, et, durant le combat, il me donna sur la tête nue un coup de mail si bien appliqué que, d'une main plus forte, il m'eût fait sauter la cervelle. Je tombe à l'instant. Je ne vis de ma vie une agitation pareille à celle de ce pauvre garçon, voyant mon sang ruisseler dans mes cheveux. Il crut m'avoir tué. Il se précipite sur moi, m'embrasse, me serre étroitement en fondant en larmes et poussant des cris perçants. Je l'embrassai aussi de toute ma force, en pleurant comme lui, dans une émotion confuse qui n'était pas sans quelque douceur. Enfin il se mit en devoir d'étancher mon sang, qui continuait à couler; et voyant que nos deux mouchoirs n'y pouvaient suffire, il m'entraîna chez sa mère, qui avait un petit jardin près de D. Cette bonne dame faillit à se trouver mal en me voyant dans cet état; mais elle sut conserver des forces pour me panser; et, après avoir bien bassiné ma plaie, elle y appliqua des fleurs de lis macérées

dans l'eau-de-vie; vulnéraire excellent et très-usité dans notre pays. Ses larmes et celles de son fils pénétrèrent mon cœur au point que long-temps je la regardai comme ma mère et son fils comme mon frère, jusqu'à ce que, ayant perdu l'un et l'autre de vue, je les oubliai peu à peu. (Rêveries.)

BUFFON.

1707-1788.

Georges-Louis Leclerc, comte DE BUFFON, un des plus célèbres naturalistes de l'Europe, et un des plus grands écrivains de la France, naquit au château de Montbard. Son père était conseiller au parlement de Dijon. Il se livra d'abord à l'étude des mathématiques et de la physique, et il se fit, jeune encore, un nom parmi les savants. A trente-deux ans il fut nommé intendant du Jardin des Plantes. Dès lors il se proposa d'étudier tout ce que renfermait ce jardin, de l'enrichir, de décrire la nature, d'en raconter l'histoire, d'en expliquer les lois, d'en retracer les monuments. Cette tâche immense fut l'occupation de sa vie entière. Il employa près de quarante ans à la publication de son Histoire naturelle.

Buffon est le seul auteur français qu'on puisse comparer à J.-J. Rousseau, pour l'élégance, la richesse, l'harmonie, l'élévation et la pureté du style. Ces deux écrivains sont peut-être les deux plus grands prosateurs de notre littérature. Ils peuvent prétendre à la première place à des titres différents : Buffon a plus de pompe et de majesté, de magnificence et d'éclat; Rousseau plus de justesse et de force, de chaleur et de logique,

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LE CHEVAL.

La plus noble conquête que l'homme ait jamais faite est celle de ce fier et fougueux animal, qui partage avec lui les fatigues de la guerre et la gloire des combats aussi intrépide que son maître, le cheval voit le péril et l'affronte; il se fait au bruit des armes, il l'aime, il le cherche, et s'anime de la même ardeur. Il partage aussi ses plaisirs à la chasse, aux tournois, à la course, il brille, il étincelle. Mais, docile autant que courageux, il ne se laisse pas emporter à son feu; il sait réprimer ses mouvements : non-seulement il fléchit sous la main de celui qui le guide, mais il semble consulter ses désirs; et, obéissant toujours aux impressions qu'il en reçoit, il se précipite, se modère ou s'arrête, et n'agit que pour y satisfaire. C'est une créature qui renonce à son être pour n'exister que par la volonté d'un autre; qui sait même la prévenir; qui, par la promptitude et la précision de ses mouvements, l'exprime et l'exécute; qui sent autant qu'on le désire, et ne rend qu'autant qu'on veut ; qui, se livrant sans réserve, ne se refuse à rien, sert de toutes ses forces, s'excède, et même meurt pour mieux obéir.

LE CHIEN.

Le chien, fidèle à l'homme, conservera toujours une portion de l'empire, un degré de supériorité

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