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faisait pourtant tout rendre, mais à sa mode et à sa façon.

Il trouva sourdement mauvais que l'Angleterre ne se fût pas assez préssée de lui envoyer une ambassade dans ce proche voisinage, d'autant que, sans se commettre, il avait fort envie de lier avec elle pour le commerce. Enfin l'ambassade arriva il différa de lui donner audience, puis donna le jour et l'heure, mais à bord d'un gros vaisseau hollandais qu'il devait aller examiner. Il y avait deux ambassadeurs qui trouvèrent le lieu sauvage; mais il fallut bien y passer. Ce fut bien pis quand ils furent arrivés à bord. Le czar leur fit dire qu'il était à la hune, et que c'était là où il les verrait. Les ambassadeurs, qui n'avaient pas le pied assez marin pour hasarder les échelles de corde, s'excusèrent d'y monter le czar insista, et voilà les ambassadeurs fort troublés d'une proposition si étrange et si opiniâtre; à la fin, à quelques réponses brusques aux derniers messages, ils sentirent bien qu'il fallait sauter ce fâcheux bâton, ils montèrent. Dans ce terrain si serré et si fort au milieu des airs, le czar les reçut avec la même majesté que s'il eût été sur son trône : il écouta la harangue, répondit obligeamment pour le roi et sa nation, puis se moqua de la peur qui était peinte sur le visage des ambassadeurs, et leur fit sentir en riant que c'était la punition d'être arrivés trop tard auprès de lui. (Mémoires.)

LA DUCHESSE DE BOURGOGNE.

Jamais princesse arrivée si jeune ne vint si bien instruite, et ne sut mieux profiter des instructions qu'elle avait reçues. Son habile père, qui connaissait à fond notre cour, la lui avait peinte, et lui avait appris la manière unique de s'y rendre heureuse. Beaucoup d'esprit naturel et facile l'y seconda, et beaucoup de qualités aimables lui attachèrent les cœurs, tandis que sa situation personnelle avec son époux, avec le roi, avec madame de Maintenon, lui attira les hommages de l'ambition. Elle avait su travailler à s'y mettre dès les premiers moments de son arrivée; elle ne cessa, tant qu'elle vécut, de continuer un travail si utile, et dont elle recueillit sans cesse tous les fruits. Douce, timide, mais adroite, bonne jusqu'à craindre de faire la moindre peine à personne, et, toute légère et vive qu'elle était, très-capable de vues et de suites de la plus longue haleine, la contrainte jusqu'à la gêne, dont elle sentait tout le poids, semblait ne lui rien coûter. La complaisance lui était naturelle, coulait de source; elle en avait jusque pour sa cour.

Régulièrement laide, les joues pendantes, le front trop avancé, un nez qui ne disait rien, de grosses lèvres mordantes, des cheveux et des sourcils châtains bruns fort bien plantés, des yeux les plus parlants et les plus beaux du monde, le plus beau teint

et la plus belle peau, le cou long avec un soupçon de goître qui ne lui seyait point mal, un port de tête galant, gracieux, majestueux, et le regard de même, le sourire le plus expressif, une taille longue, ronde, menue, aisée, parfaitement coupée, une marche de déesse sur les nues; elle plaisait au dernier point. Les grâces naissaient d'elles-mêmes de tous ses pas, de toutes ses manières, et de ses discours les plus communs. Un air simple et naturel toujours, naïf assez souvent, mais assaisonné d'esprit, charmait, avec cette aisance qui était en elle, jusqu'à la communiquer à tout ce qui l'approchait.

Elle voulait plaire même aux personnes les plus inutiles et les plus médiocres, sans qu'elle parût le rechercher. On était tenté de la croire toute et uniquement à celles avec qui elle se trouvait. Sa gaieté, jeune, vive, active, animait tout, et sa légèreté de nymphe la portait partout comme un tourbillon qui remplit plusieurs lieues à la fois, et qui y donne le mouvement et la vie. Elle ornait tous les spectacles, était l'âme des fêtes, des plaisirs, des bals, y ravissait par les grâces, la justesse et la perfection de sa danse. Elle aimait le jeu, s'amusait au petit jeu, car tout l'amusait; elle préférait le gros, y était nette, exacte, la plus belle joueuse du monde, et en un instant faisait le jeu de chacun ; également gaie et amusée à faire les après-dînées des lectures sérieuses, à converser dessus, et à travailler avec ses dames sérieuses; on appelait ainsi ses dames du palais les

plus âgées. Elle n'épargna rien, jusqu'à sa santé ; elle n'oublia pas jusqu'aux plus petites choses, et sans cesse pour gagner madame de Maintenon, et le roi par elle. Sa souplesse, à leur égard, était sans pareille et ne se démentit jamais d'un moment. Elle l'accompagnait de toute la discrétion que lui donnait la connaissance d'eux, que l'étude et l'expérience lui avaient acquise, pour les degrés d'enjouement ou de mesure qui étaient à propos. Son plaisir, ses agréments, je le répète, sa santé même, tout leur fut immolé. Par cette voie elle s'acquit une familiarité avec eux, dont aucun des enfants du roi n'avait pu approcher.

En public, sérieuse, mesurée, respectueuse avec le roi, et en timide bienséance avec madame de Maintenon, qu'elle n'appelait jamais que ma tante, pour confondre joliment le rang et l'amitié. En particulier, causante, sautante, voltigeante autour d'eux, tantôt perchée sur le bras d'un fauteuil de l'un ou de l'autre, tantôt se jouant sur leurs genoux, elle leur sautait au cou, les embrassait, les baisait, les caressait, les chiffonnait, leur tirait le dessous du menton, les tourmentait, fouillait leurs tables, leurs papiers, leurs lettres, les décachetait, les lisait quelquefois malgré eux, selon qu'elle les voyait en humeur d'en rire, et parlant quelquefois dessus. Admise à tout, à la réception des courriers qui apportaient les nouvelles les plus importantes, entrant chez le roi à toute heure, même des moments pen

dant le conseil, utile et fatale aux ministres mêmes, mais toujours portée à obliger, à servir, à exécuter, à bien faire, à moins qu'elle ne fût violemment poussée contre quelqu'un. Si libre, qu'entendant un soir le roi et madame de Maintenon parler avec affection de la cour d'Angleterre dans les commencements qu'on espéra la paix par la reine Anne : « Ma tante, se mit-elle à dire, il faut convenir qu'en Angleterre les reines gouvernent mieux que les rois; et savez-vous bien pourquoi, ma tante?» et toujours courant et gambadant: « C'est que sous les rois ce sont les femmes qui gouvernent, et ce sont les hommes sous les reines. » L'admirable est qu'ils en rirent tous deux et qu'ils trouvèrent qu'elle avait raison.

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Jamais femme ne parut se soucier moins de sa figure, ni y prendre moins de précaution et de soin; sa toilette était faite en un moment, le peu même qu'elle durait n'était que pour la cour; elle ne se souciait de parure que pour les bals et fêtes, et ce qu'elle en prenait en tout autre temps, et le moins encore qu'il lui était possible, n'était que par complaisance pour le roi. Avec elle s'éclipsèrent joie, plaisirs, amusements même, et toutes espèces de grâces; les ténèbres couvrirent toute la surface de la cour; elle l'animait tout entière, elle en remplissait tous les lieux à la fois, elle y occupait tout, elle en pénétrait tout l'intérieur. Si la cour subsista après elle, ce ne fut plus que pour languir. Jamais

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