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Dans ce ravissement divin les siècles coulent plus rapidement que les heures parmi les mortels, et cependant mille et mille siècles écoulés n'ôtent rien à leur félicité toujours nouvelle et toujours entière. Ils règnent tous ensemble, non sur des trônes que la main des hommes peut renverser, mais en euxmêmes, avec une puissance immuable; car ils n'ont plus besoin d'être redoutables par une puissance empruntée d'un peuple vil et misérable. Ils ne portent plus ces vains diadèmes dont l'éclat cache tant de craintes et de noirs soucis; les dieux même les ont couronnés de leurs propres mains avec des couronnes que rien ne peut flétrir.

(Aventures de Télémaque, LIV. XIX.)

PROMENADE D'AMPHITRITE.

Nous aperçûmes des dauphins couverts d'une écaille qui paraissait d'or et d'azur. En se jouant, ils soulevaient les flots avec beaucoup d'écume. Après eux venaient des tritons qui sonnaient de la trompette avec leurs conques recourbées. Ils environnaient le char d'Amphitrite, traîné par des chevaux marins plus blancs que la neige, et qui, fendant l'onde salée, laissaient derrière eux un vaste sillon dans la mer. Leurs yeux étaient enflammés, et leurs bouches étaient fumantes. Le char de la déesse était une conque d'une merveilleuse figure; elle était d'une blancheur plus éclatante que l'ivoire, et les

roues étaient d'or. Ce char semblait voler sur la surface des eaux paisibles. Une troupe de nymphes couronnées de fleurs nageaient en foule derrière le char; leurs beaux cheveux pendaient sur leurs épaules, et flottaient au gré du vent. La déesse tenait d'une main un sceptre d'or pour commander aux vagues, de l'autre elle portait sur ses genoux le petit dieu Palémon son fils. Elle avait un visage serein et une douce majesté qui faisait fuir les vents séditieux et toutes les noires tempêtes. Les tritons conduisaient les chevaux et tenaient les rênes dorées. Une grande voile de pourpre flottait dans l'air audessus du char; elle était à demi enflée par le souffle d'une multitude de petits zéphyrs qui s'efforçaient de la pousser par leur haleine. On voyait au milieu des airs Éole empressé, inquiet et ardent. Son visage ridé et chagrin, sa voix menaçante, ses sourcils épais et pendants, ses yeux pleins d'un feu sombre et austère, tenaient en silence les fiers aquilons, et repoussaient tous les nuages. Les immenses baleines et tous les monstres marins, faisant avec leurs narines un flux et reflux de l'onde amère, sortaient à la hâte de leurs grottes profondes pour voir la déesse. (Télémaque, LIV. IV.)

DESCRIPTION DE LA BÉTIQUE.

Le fleuve Bétis coule dans un pays fertile et sous un ciel doux, qui est toujours serein. Le pays a

?

pris le nom de ce fleuve, qui se jette dans le grand océan, assez près des colonnes d'Hercule. Ce pays semble avoir conservé les délices de l'âge d'or. Les hivers y sont tièdes, et les rigoureux aquilons n'y soufflent jamais. L'ardeur de l'été y est toujours tempérée par des zéphyrs rafraîchissants qui viennent adoucir l'air vers le milieu du jour. Ainsi toute l'année n'est qu'un heureux hymen du printemps et de l'automne qui semblent se donner la main. La terre, dans les vallons et dans les campagnes unies, y porte chaque année une double moisson. Les chemins y sont bordés de lauriers, de grenadiers, de jasmins, et d'autres arbres toujours verts et toujours fleuris. Les montagnes sont couvertes de troupeaux qui fournissent des laines fines recherchées de toutes les nations connues. Il y a plusieurs mines d'or et d'argent dans ce beau pays; mais les habitants, simples et heureux dans leur simplicité, ne daignent seulement pas compter l'or et l'argent parmi leurs richesses; ils n'estiment que ce qui sert véritablement aux besoins de l'homme. (Télémaque, LIV. VIII.)

MANIÈRE D'INSTRUIRE LES JEUNES ENFANTS.

Le cerveau des enfants est comme une bougie allumée dans un lieu exposé au vent, sa lumière vacille toujours. L'enfant vous fait une question; et avant que vous répondiez, ses yeux s'enlèvent vers le plancher; il compte toutes les figures qui y sont

peintes ou tous les morceaux de vitre qui sont aux fenêtres; si vous voulez le ramener à son premier objet, vous le gênez comme si vous le teniez en prison. Ainsi il faut ménager avec grand soin les organes en attendant qu'ils s'affermissent; répondez promptement à sa question, et laissez-lui en faire d'autres à son gré. Entretenez seulement sa curiosité, et faites dans sa mémoire un amas de bons matériaux; viendra le temps qu'ils s'assembleront d'eux-mêmes, et que, le cerveau ayant plus de consistance, l'enfant raisonnera de suite. Cependant bornez-vous à la redresser quand il ne raisonnera pas juste, et à lui faire sentir sans empressement, selon les ouvertures qu'il vous donnera, ce que c'est que tirer droit une conséquence.

Laissez donc jouer un enfant, et mêlez l'instruction avec le jeu; que la sagesse ne se montre à lui que par intervalles et avec un visage riant; gardezvous de le fatiguer par une exactitude indiscrète.

(Traité de l'éducation des filles.)

LE FANTASQUE.

Qu'est-il donc arrivé de fantasque à Mélanthe? Rien au dehors, tout au dedans. Ses efforts vont à souhait, tout le monde cherche à lui plaire. Quoi donc ? C'est que sa rate fume. Il se coucha hier les délices du genre humain : ce matin on est honteux pour lui; il faut le cacher. En se levant, le pli d'un

chausson lui a déplu: toute la journée sera orageuse, et tout le monde en souffrira. Il fait peur, il fait pitié; il pleure comme un enfant, il rugit comme un lion. Une vapeur maligne et farouche trouble et noircit son imagination, comme l'encre de son écritoire barbouille ses doigts. N'allez pas lui parler des choses qu'il aimait le mieux il n'y a qu'un moment : par la raison qu'il les a aimées, il ne les saurait plus souffrir. Les parties de divertissement, qu'il a tant désirées, lui deviennent ennuyeuses; il faut les rompre. Il cherche à contredire, à se plaindre, à piquer les autres; il s'irrite de voir qu'ils ne veulent point se fâcher. Souvent il porte ses coups en l'air comme un taureau furieux qui de ses cornes aiguisées va se battre contre les vents.

Quand il manque de prétexte pour attaquer les autres, il se tourne contre lui-même. Il se blâme, il ne se trouve bon à rien, il se décourage, il trouve fort mauvais qu'on veuille le consoler. Il veut être seul, et il ne peut supporter la solitude. Il revient à la compagnie, et s'aigrit contre elle. On se tait ce silence affecté le choque. On parle tout bas : il s'imagine que c'est contre lui. On parle tout haut: il trouve qu'on parle trop, et qu'on est trop gai pendant qu'il est triste. On est triste : cette tristesse lui paraît un reproche de ses fautes. On .rit: il soupçonne qu'on se moque de lui. Que faire? être aussi ferme et aussi patient qu'il est insupportable, attendre en paix qu'il revienne demain aussi sage qu'il

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