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sent. Sa sottise ou sa grandeur, accumulée sur un seul point, se centuple; la figure la plus vulgaire devient expressive, et intéresse, parce que l'esprit y aperçoit toute une vie en raccourci. Créer n'est donc que choisir, parce que choisir, c'est rassembler et agrandir. L'ambition est dans chaque homme comme dans Macbeth, et le poëte a pu l'observer dans toutes les âmes; mais elle y a été mutilée ou étouffée par les circonstances, par l'éducation, par la froideur du tempérament, par la mobilité du caractère. Plantons ce germe dans un sol convenable; choisissons une âme faible de volonté, facile aux séductions, accoutumée à l'action, à qui les idées s'attachent d'une prise subite, et que ses desseins obsèdent comme des fantômes. Au premier espoir du trône,

Ma pensée, où le meurtre n'est encore qu'imaginaire, ébranle tellement mon pauvre être d'homme, que l'action y est étouffée dans l'attente, et que rien n'est que ce qui n'est pas 1! »

Vienne l'occasion, et l'ambition, nourrie par toute la véhémence et toute la ténacité de cette imagination exaltée, se tournera en démence, et l'homme, poussé de crime en crime par un destin intérieur, hors de soi, les yeux fixés vers ses visions funèbres, marchera, à travers les meurtres, vers sa ruine

1. Macbeth, acte I, scène 11.

inévitable. Pour susciter cette passion immense, il a suffi d'assembler quelques conditions qui étaient dans la nature, et que la nature n'avait pas assemblées.

Ainsi, quand le fabuliste voudra composer des caractères, il ne prendra, au milieu des traits naturels, que les traits expressifs. Il ne verra dans le lion que l'animal royal, et la noble bête sera toujours majestueuse comme Louis XIV, « qui en jouant au billard conservait l'air du souverain du monde. Il ne peindra les qualités diverses que pour les rapporter à la qualité principale qui engendre toutes les autres. Il voudra toujours, sous les apparences variées, démêler l'être unique, et ne donnera les détails dérivés que pour faire comprendre la cause primitive. S'il prête un discours à un personnage, il en fera un tout indissoluble, où chaque phrase prouvera la conclusion, où le syllogisme intraitable se cachera sous les dehors de la passion, où le but, comme un moteur souverain, produira, disposera, conduira toute la machine et tous les mouvements. S'il décrit un paysage, les détails seront choisis pour faire tous la même impression; ils seront ordonnés pour faire tour à tour une impression plus grande; ils seront ordonnés et choisis pour laisser dans l'âme un même sentiment sans cesse accru. Alors naîtra le vrai style poétique: la liberté des tournures, la variété des mètres,

l'irrégularité des rimes et l'allure onduleuse de la phrase, ne détruiront pas l'unité de la période et la mélodie réglée des vers; la diversité et l'aisance de la prose s'allieront à l'enchaînement et à la symétrie de la poésie; et la fable sera en même temps une conversation et un chant. Mais les sentiments ainsi imprimés dans les spectateurs s'imprimeront dans le premier spectateur de l'œuvre, qui est le poëte. Il sera lui-même ému ou amusé par son récit, et sa parole reprendra un accent. A chaque instant, il jugera l'action ou le personnage; et ce jugement sera un résumé; une louange, un reproche, un mot de compassion, un sourire moqueur, sont des conclusions sous lesquelles se groupent toutes les parties d'une aventure. Ainsi réunis par un nouveau lien, les objets et les événements prennent un nouveau relief. Le fabuliste poëte est donc involontairement un systématique. Son œuvre a la vie des objets réels, puisqu'elle est, comme eux, complexe et particulière; mais elle n'a pas leurs défaillances et leur désordre, puisque l'idée intérieure qui l'a construite lui communique sa plénitude et son unité. Elle a la grandeur et l'harmonie des idées pures, puisqu'elle a pour âme une idée pure; mais elle n'en a pas l'immobilité et le vide, puisqu'elle est remplie de détails et d'action. Cette fable qui répète la nature, et que gouverne la logique, où l'unité de la cause ordonne la variété des effets, où la variété des effets anime

l'unité de la cause, qui intéresse comme un être vivant, et qui instruit comme un raisonnement, est la fable de La Fontaine.

Le singe avec le léopard

Gagnaient de l'argent à la foire;

Ils affichaient chacun à part.

L'un d'eux disait : « Messieurs, mon mérite et ma gloire,
Sont connus en bon lieu; le roi m'a voulu voir,
Et si je meurs, il veut avoir

Un manchon de ma peau, tant elle est bigarrée,
Pleine de taches, marquetée,

Et vergetée, et mouchetée.

La bigarrure plaît. » Partant, chacun le vit.
Mais ce fut bientôt fait, bientôt chacun sortit.
Le singe de sa part disait : « Venez, de grâce,
Venez, messieurs, je fais cent tours de passe-passe.
Cette diversité dont on vous parle tant,
Mon voisin Léopard l'a sur soi seulement;
Moi, je l'ai dans l'esprit. Votre serviteur Gille,

Cousin et gendre de Bertrand,

Singe du pape en son vivant,

Tout fraîchement en cette ville

Arrive en trois bateaux exprès pour vous parler
Car il parle, on l'entend; il sait danser, baller,
Faire des tours de toute sorte,

Passer en des cerceaux; et le tout, pour six blancs.
Non, messieurs, pour un sou. Si vous n'êtes contents,
Nous rendrons à chacun son argent à la porte. >>

Le singe avait raison: ce n'est pas dans l'habit
Que la diversité me plaît, c'est dans l'esprit.

L'une fournit toujours des choses agréables,
L'autre en moins d'un moment lasse les regardants.
Combien de grands seigneurs, au léopard semblables,
N'ont que l'habit pour tous talents 1!

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Ce même sujet trois fois raconté distingue les trois sortes de fables. Les unes, lourdes, doctes, sentencieuses, vont, lentement et d'un pas régulier, se ranger au bout de la morale d'Aristote, pour y reposer sous la garde d'Ésope. — Les autres, enfantines, naïves et traînantes, bégayent et babillent d'un ton monotone dans les conteurs inconnus du moyen âge. Les autres, enfin, légères, ailées, poétiques, s'envolent, comme cet essaim d'abeilles qui s'arrêta sur la bouche de Platon endormi, et qu'un Grec aurait vu se poser sur les lèvres souriantes de La Fontaine.

1. La Fontaine, IX, III.

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