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Les vastes appétits d'un faiseur de conquètes.
Dans le temps que le porc revient à soi, l'archer
Voit le long d'un sillon une perdrix marcher,
Surcroît chétif aux autres têtes.

De son arc toutefois il bande les ressorts.
Le sanglier, rappelant les restes de sa vie,
Vient sur lui, le découd, meurt vengé sur son corps,
Et la perdrix le remercie '.

Nous dirions bien encore que la difficulté est exprimée dans cette coupe pénible et dans cette suspension lourde:

Avec peine y mordaient;

La Parque et ses ciseaux

qu'un peu plus loin le vers interrompu laisse l'esprit dans l'attente :

Dans le temps que le porc revient à soi, l'archer....

Mais cette critique pourra sembler minutieuse. Elle est vraie pourtant. L'idée périt si le vers ne se modèle pas sur elle. L'âme veut, pour subsister, un corps choisi pour la recevoir. Elle languit et s'altère avec lui; elle a besoin de sa perfection et de sa santé; et nous, qui la contemplons, nous avons beau nous. attacher aux choses spirituelles, nous ne pouvons nous détacher des choses corporelles. Il faut que nos sens soient émus pour que notre âme soit émue. Il faut que la rapidité et la légèreté des sons nous

1. La Fontaine, VIII, XXVI.

amusent. Le critique, comme le philosophe, doit se souvenir qu'il a un corps, et le poëte n'est si puissant que parce qu'il s'en souvient toujours.

II

C'est à condition d'y mettre une âme, et ce n'est pas chez La Fontaine qu'elle peut manquer. Ces mots si particuliers et si pittoresques, ces tournures si simples, ce mètre si imitatif et si varié, cette exacte imitation de la nature; n'ôtent pas à son style la liaison et l'unité qui rendent l'art supérieur à la nature. Il atteint, quand il en a besoin, l'ampleur des périodes et la régularité des strophes. C'est d'ailleurs le propre de la poésie de faire des ensembles. Non-seulement, par l'analogie des sons, elle rend les idées sensibles; mais encore, par l'arrangement des sons, elle forme les idées en groupes. Son chant soutenu rassemble les impressions que ses accents imitatifs ont produites, et de toutes les idées notées une à une elle compose un air. Les gens d'esprit et savants s'y sont trompés. Patru aurait voulu que La Fontaine ne mît pas ses fables en vers; et Lessing plus tard écrivit les siennes en prose, prétendant ramener l'apologue à

son expression naturelle. L'un trouvait que la brièveté est le principal ornement du conte, et que les vers le gâtent en l'allongeant. L'autre décidait que l'enseignement est l'unique but de la fable, et que les vers l'altèrent en l'embellissant. Il est heureux que La Fontaine ait négligé les avis de Patru et mérité les reproches de Lessing. Chez lui si le mètre ne se remarque pas, il se sent. Ce sont des liens lâches et flexibles, mais ce sont des liens. A travers toutes les ondulations du rhythme, il se conserve une mesure régulière qui garde une symétrie obscure, et aide la pensée à relier ses fragments épars. La répétition des rimes est une musique sourde, qui rappelle à l'esprit par la ressemblance des sons la ressemblance des idées, et simule par une union. physique leur union morale. On joint involontairement l'idée présente à l'idée ancienne, en joignant la rime prononcée à la rime qu'on prononce. Ajoutez enfin que cette mesure et cette mélodie peu sensibles, mais perpétuelles, laissent, parmi toutes ces émotions diverses, une émotion unique qui est trèsdouce, l'émotion musicale et poétique; de même que, sous les bruits et les sons toujours changeants de la campagne, court un long et doux murmure qui calme et charme notre âme, et que nous ne remarquons pas.

Mais cette vague liaison devient, quand il le faut, un enchaînement rigide; et ces vers si libres, qui

semblent courir à la débandade, se disciplinent au souffle d'une pensée éloquente, en groupes serrés de solides périodes. La construction grammaticale devient rigoureuse comme celle d'un discours d'orateur, et les vers s'ordonnent suivant une loi fixe, pour ajouter leur symétrie à son unité.

Craignez, Romains, craignez que le Ciel quelque jour
Ne transporte chez vous les pleurs et la misère,
Et, mettant en nos mains, par un juste retour,
Les armes dont se sert sa vengeance sévère,
Il ne vous fasse en sa colère
Nos esclaves à votre tour.

Voilà la grande phrase oratoire, la période parfaite, et son cortège de propositions incidentes, enfermées les unes dans les autres, dont toutes les parties se tiennent comme les membres d'un corps vivant, et qui se porte d'un seul mouvement avec toute cette masse pour frapper un coup décisif. Mais l'enchaînement des vers n'est pas moins étroit. A l'extérieur, les rimes peuvent se détacher de celles qui précèdent et qui suivent, comme la phrase peut se séparer de celles qui l'entourent, comme la pensée peut se mettre à part de celles qui lui sont jointes; et la musique, la grammaire et la logique sont d'accord pour en former un tout distinct. A l'intérieur, les deux premières rimes appellent toutes les autres. Toutes s'opposent trois par trois à intervalles

symétriques, et, si la symétrie manque à la dernière, c'est pour finir la phrase par un son plus plein et plus viril; les mètres se disposent en deux rangées séparées et régulières, et la période est une strophe. D'où il suit que les sons s'appellent comme les idées et comme les phrases; la logique, la grammaire et la musique s'accordent pour former un tout indissoluble. Elles en organisent le dedans, après l'avoir distingué du dehors.

Pardonnez-nous d'insister, et sur une phrase plus longue. En voici une telle qu'une oraison funèbre ou un discours d'académie n'en a pas de plus ample. On verra dans quelles minuties descend le tact d'un véritable artiste, et quelle est la puissance extraordinaire du chant. L'âme de l'auditeur se tend par contre-coup jusqu'à la hauteur de sa véhémence et de son énergie, et devient lyrique avec lui.

Il dit que du labeur des ans

Pour nous seuls il portait les soins les plus pesants,
Parcourant, sans cesser, ce long cercle de peines
Qui, revenant sur soi, ramenait dans les plaines
Ce que Cérès nous donne et vend aux animaux;
Que cette suite de travaux

Pour récompense avait, de tous tant que nous sommes,
Force coups, peu de gré; puis, quand il était vieux,
On croyait l'honorer chaque fois que les hommes
Achetaient de son sang l'indulgence des dieux.

La période ici sans se briser est devenue un dis

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