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malheureux rebuté à se donner la mort',» les larmes sincères, l'invective, le vigoureux style oratoire digne de Machiavel, toute cette invention italienne nous choque et le choque par son trop de force. On n'est pas à l'aise devant cette volupté ardente; sa crudité rebute; on est inquiété par ce regard direct; on a peur d'une beauté si énergique. La Fontaine la change en piquante grisette, à figure éveillée et mutine; il l'ajuste, l'agace et court après elle. C'est de ces sortes de songes qu'il a rempli sa vie. Il les laissait venir et ne les contraignait pas. Il en jouissait, il ne faisait pas métier de les écrire. C'est pour cela qu'il écrivit si tard, à trente-huit ans. On voit bien par son poëme sur Vaux qu'en poésie comme ailleurs il prenait ses aises. Il s'était fait remettre des mémoires pour mieux décrire les beautés du château. Au bout de trois ans, il avait composé trois fragments en prose et en vers, qui font à peu près cinquante pages. Je suppose qu'il allait se promener à Vaux, regardait les cygnes et les beaux parterres, et revenait le soir content d'avoir si bien travaillé. Le lendemain il ouvrait ses mémoires, lisait six lignes de détails techniques, s'endormait; sa journée était faite. Le surlendemain, quelqu'un le priait à dîner; un autre jour, il s'oubliait à lire Rabelais ou Platon. Il atteignait ainsi la fin de la se

1. Conte de Richard Minutolo, conte d'Agilulfe.

maine, puis du mois, puis de l'année. De loin en loin quelques vers lui venaient, qui mettaient sa conscience en repos; il allait toucher sa pension, et saluer Mme la surintendante, l'appelait « merveille incomparable,» de bonne foi, et de bon cœur. Il n'a jamais fait mieux ni pis.

Tout cela ne compose pas un caractère bien digne. Il n'y a pas dans ces mœurs de quoi soutenir un cœur. A regarder ses actions, il a l'air de vivre à genoux quand il s'agit d'un prince ou d'une princesse, il accumule et outre la flatterie. Ce ne sont que dieux ou déesses. Il se prosterne devant les bâtards; il adore Mme de Montespan; il remarque, quand le roi révoque l'édit de Nantes, que « sa principale favorite, plus que jamais, c'est la vertu. » Encore, parmi tant de génuflexions, a-t-il peur de mal louer; ayant dit du roi que « sa bonne mine ravit toutes les nymphes de Vaux,» il se reprend comme un poëte craintif du Bas - Empire, se demandant << s'il est permis d'user de ce mot en parlant d'un si grand prince. » Il quête de l'argent humblement au monarque et à d'autres. Un poëte de cour en cette cour est un bien petit personnage, sorte de joueur de luth à gages, obligé par son emploi de chanter respectueusement toutes les choses officielles, compagnon du petit chien pour lequel il fait des vers 1.

1. Pour Mignon, chien de S. A. R. Madame la douairière d'Orléans.

Regardez pourtant au fond du cœur, et dites si la vénération l'oppresse. Il a beau baisser les yeux, il voit aussi clair que personne. Il comprend ce qu'est l'égoïsme royal aussi bien que Saint-Simon lui-même. Il le perce à jour, le raille, et n'est jamais las de recommencer son persiflage. Il est sans s'en douter le plus hardi frondeur du siècle. Molière, La Bruyère et Boileau se sont couverts du monarque pour railler le reste. Il ouvre sa galerie de ridicules par le portrait du roi. Et ce portrait-là ne nuit pas aux autres. Personne n'a parlé moins respectueusement des puissances. » Il semble particulièrement se plaire à railler les grands. Ce n'est pas assez pour lui de les décrire tout au long. Il trouve le loisir de lancer en passant des traits contre les nobles « mangeurs de gens, » contre les « volereaux >> qui font les voleurs, contre les seigneurs « qui ont belle tête, mais point de cervelle,» ou « qui n'ont que l'habit pour tout talent. » S'il porte quelquefois l'habit d'un valet, il n'en a point l'âme; cette livrée n'a revêtu en lui que l'homme extérieur, le maladroit que ses amis prêchaient et menaient, le sujet fidèle, l'humble bourgeois qu'assujettissaient les convenances. Le poëte au dedans restait libre, et je crois que dans ce retranchement impénétrable nulle servitude n'eût pu l'envahir.

C'est cette liberté qui le relève, et qui, en lui, comme dans la race, ne peut être étouffée ni périr

en vain nous naissons sujets; nous restons critiques. Ajoutez encore un point, la bonté; celui-ci a beau être épicurien, impropre aux devoirs de la société et de la famille, prompt au plaisir, inattentif aux conséquences; il n'est jamais égoïste ni dur. Au contraire, il n'y a point d'homme plus doux, plus maniable, plus incapable de rancune; sa moquerie n'est jamais de la méchanceté; il ne veut que s'amuser, il ne veut point nuire; parfois même, au plus beau de son conte, la pitié le prend pour les pauvres dupes. Jamais il n'a fait de mal à personne; il ne semble pas qu'il en ait dit de personne1, sinon en général et en vers. Du moins il n'en disait jamais des femmes. Ayant écrit au prince de Conti un récit des mésaventures de Mlle de La Force, il le supplie de ne montrer sa lettre à personne. « Mlle de La Force est trop affligée, et il y aurait de l'inhumanité à rire d'une affaire qui la fait pleurer si amèrement. » Quoique distrait, et indifférent à ses propres affaires, sitôt que des gens affligés venaient le consulter, « non-seulement il écoutait avec une grande attention, mais il s'attendrissait, il cherchait des expédients, il en trouvait, il donnait les meilleurs conseils du monde. » Il fut l'ami le plus fidèle, et défendit devant le roi Fouquet disgracié.

1. Excepté peut-être des bouts - rimés contre Furetière qui l'avait attaqué.

2. D'Olivet.

D

de suivre intérieurement ses beaux songes. Si vous regardez sa conduite, il a l'air d'un enfant distrait qui se heurte aux hommes. On l'appelle « le bonhomme. » En conversation, il ne sait pas de quoi on parle autour de lui, « rêve à toute autre chose, sans pouvoir dire à quoi il rêve. » Il paraît « lourd, stupide. Il ressemble à « un idiot, » ne sait raconter ce qu'il vient de voir, et « de sa vie n'a fait à propos une démarche pour lui-même 1. » Sa sincérité est naïve; il pense tout haut, montre aux gens qu'ils l'ennuient. Il est crédule jusqu'au bout, et, de son propre aveu, toujours le même « enfant à barbe grise, qui fut dupe et le sera toujours. » Il ne sait ni se conduire ni se contraindre, il se laisse aller; c'est la pure nature. Tout jeune, il avait reçu de son père un message d'où dépendait le gain d'un procès; il sort, rencontre des amis, va avec eux à la Comédie, et ne se souvient que le lendemain du message et du procès. C'est à peu près de cette façon qu'il a toujours entendu ses intérêts. A vingt-six ans on lui donne une femme et une charge; il se laisse faire, et tout doucement se détache de l'une et de l'autre, s'en va à Paris surveiller les eaux et forêts de la Champagne, et ne se souvient plus qu'il est marié. Sitôt que M. de Harlay se fut chargé de

1. D'Olivet, La Bruyère, L. Racine; voir, pour tous les détails, l'excellente vie de La Fontaine par M. Walkenaër.

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