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santes expressions latines1, « le regard de travers,» et par-ci par-là un mot gai, « cet homme ainsi bâti, un ours mal léché; » car le fabuliste ne peut tout de suite quitter son ton ordinaire; et il écrit ce début énergique et simple :

Son menton nourrissait une barbe touffue,
Toute sa personne velue

Représentait un ours, mais un ours mal léché.
Sous un sourcil épais il avait l'œil caché,
Le regard de travers, nez tortu, grosse lèvre,
Portait sayon de poil de chèvre

Et ceinture de joncs marins.

Cet homme, ainsi bâti, fut député des villes
Que lave le Danube. Il n'était point d'asile
Où l'avarice des Romains

Ne pénétrât alors et ne portât les mains.

Avez-vous vu comme tout d'un coup, au milieu du vers, l'accent a changé, comme le sérieux, la passion y sont entrés par une irruption subite, comme la dernière image toute corporelle enfonce l'émotion dans le cœur de celui qui sait la recevoir? Le barbare parle, et tout de suite le grand vers imposant soutient sa voix. Il ne salue pas, comme dans Cassandre; du premier coup, il prend l'ascendant; « le sénat est là pour l'écouter. » Il n'amplifie pas comme Cassandre; son premier mot commence un raisonnement serré qui va droit jusqu'à la menace.

1. Tortos oculos.

Il ne se traîne pas dans la prose plate comme Cassandre; il atteint à chaque pas les audaces de la poésie, et vous entendez la parole solennelle et véhémente de la juste indignation contenue. Cet homme-là croit aux dieux, et il parle comme s'il les sentait derrière lui, dites mieux, en lui-même et dans son cœur.

Romains et vous, Sénat, assis pour m'écouter,
Je supplie avant tout les dieux de m'assister.
Veuillent les immortels conducteurs de ma langue
Que je ne dise rien qui doive être repris!
Sans leur aide, il ne peut entrer dans les esprits
Que tout mal et toute injustice.

Faute d'y recourir, on viole leurs lois.

Témoin nous que punit la romaine avarice.

Rome est pour nos forfaits plus que par ses exploits
L'instrument de notre supplice.

Craignez, Romains, craignez que le ciel quelque jour
Ne transporte chez vous les pleurs et la misère,
Et mettant en nos mains par un juste retour
Les armes dont se sert sa vengeance sévère,
Il ne vous fasse en sa colère

Nos esclaves à votre tour.

Il y a un éclat sur ce mot d'esclaves, et à l'instant le discours tourne. La brusquerie, les interrogations pressées comme les coups d'une hache de guerre, la puissante voix tendue et grondante, la hardiesse qui prend corps à corps l'adversaire et le frappe en face, annoncent le barbare. Il ne se

ménage pas, il ne ménage pas les autres; il combat et il se livre; il suit sa passion sans égard pour les règles; il ploie le discours, il casse en deux ses phrases, il s'arrête net au milieu d'un vers; il change d'accent à chaque minute; voici que, pour la première fois, dans cette curie où les élèves de Quintilien modulaient adroitement les doubles trochées de leurs périodes, les voûtes renvoient les mugissements, les accents brisés et toutes les clameurs du désespoir et du combat.

Et pourquoi sommes-nous les vôtres ? Qu'on me die
En quoi vous valez mieux que cent peuples divers?
Quel droit vous a rendus maîtres de l'univers?
Pourquoi venir troubler une innocente vie?

Nous cultivions en paix d'heureux champs; et nos mains
Étaient propres aux arts ainsi qu'au labourage.
Qu'avez-vous appris aux Germains?

Ils ont l'adresse et le courage;

S'ils avaient eu l'avidité

Comme vous, et la violence,

Peut-être en votre place ils auraient la puissance
Et sauraient en user sans inhumanité.

Celle que vos préteurs ont sur nous exercée
N'entre qu'à peine à la pensée.

La majesté de vos autels
Elle-même en est offensée.

Car, sachez que les immortels

Ont les regards sur nous. Grâces à vos exemples,
Ils n'ont devant les yeux que des objets d'horreur,
De mépris d'eux et de leurs temples,

D'avarice qui va jusques à la fureur.

Rien ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome.
La terre et le travail de l'homme

Font pour les assouvir des efforts superflus.
Retirez-les on ne veut plus

Cultiver pour eux les campagnes.

Nous quittons les cités, nous fuyons aux montagnes,
Nous laissons nos chères compagnes,

Nous ne conversons plus qu'avec des ours affreux,
Découragés de mettre au jour des malheureux,
Et de peupler pour Rome un pays qu'elle opprime.
Quant à nos enfants déjà nés,

Nous souhaitons de voir leurs jours bientôt bornés :
Vos préteurs au malheur nous font joindre le crime.
Retirez-les, ils ne nous apprendront

Que la mollesse et que le vice.

Les Germains comme eux deviendront

Gens de rapine et d'avarice.

C'est tout ce que j'ai vu dans Rome à mon abord.
N'a-t-on point de présent à faire

Point de pourpre à donner; c'est en vain qu'on espère
Quelque refuge aux lois; encor leur ministère

A-t-il mille longueurs. Ce discours un peu fort
Doit commencer à vous déplaire.

Je finis. Punissez de mort

Une plainte un peu trop sincère.

A ces mots, il se couche, et chacun étonné
Admire le grand cœur, le bon sens, l'éloquence
Du sauvage ainsi prosterné.

Je le crois, et voilà le vrai geste, justifié par tout ce qui précède. Les « parleurs » ont dû être stupéfaits de se sentir touchés; cet homme a manqué à

toutes les règles. Il a mis la narration hors de sa place, il n'a point donné de confirmation; son exorde n'a point procédé par insinuation; il a fini par une digression; il a écourté sa péroraison, toutes ses idées ont chevauché les unes sur les autres. Il n'a pas su les plus simples principes de l'escrime oratoire. Il a été barbare dans l'attitude, dans l'accent, dans le style, dans la composition, dans l'invention. C'est en sentant cette barbarie que La Fontaine a transformé sa mauvaise matière; c'est en ranimant en son propre cœur les sentiments du barbare, qu'il a tout renouvelé ou tout trouvé.

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