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invite le loup son compère à s'en régaler. « Les toutpuissants Amours que nul ne peut fuir des immortels ni des hommes éphémères, qui veillent sur les joues délicates de la jeune fille, et cheminent sur les mers et dans les campagnes,» se font tout d'un coup rustiques, « volent en bande, délogent ou reviennent au colombier; » et dans le Styx, par qui jurent les dieux, les grenouilles vont coasser après leur mort.

III

Vous venez de parcourir les trois mondes, celui des hommes, celui des plantes et des bêtes, celui des dieux. N'est-ce pas une puissance étrange que ce talent qui nous les rend sensibles, qui les relie entre eux, qui, en dépit du siècle, amenant les dieux et les animaux dans la cité poétique, rassemble tous les êtres de la nature et la nature ellemême en une comédie universelle, les transforme et les proportionne suivant une idée maîtresse et pour un seul dessein? Cette puissance vous a maintenant manifesté sa nature; elle se réduit à deux dons, comme la poésie elle-même se réduit à deux lois. Le premier est la faculté d'imiter intérieurement et de reproduire en soi-même tout sentiment, tout geste, toute forme, toute chose particulière

et sensible, tout détail de la vie et de l'action. Pour un vrai poëte, pour La Fontaine, une couleur d'habit, un jappement de chien, un salon, un taudis, un olympe, une perruque, tout a un sens et un intérêt. Si étrange que soit l'objet, si éloigné des goûts contemporains, si trivial ou si sublime, il le goûte et le comprend. Un vrai comédien copie involontairement les personnages qu'il rencontre; sa voix monte et baisse avec leur ton, son corps prend leurs attitudes, son visage se grime selon leurs physionomies, leur être passe en lui et transforme le sien. Ce qu'il fait au dehors, le poëte le fait au dedans; il est mime; il sent ce qu'il observe et tout ce qu'il observe, et les objets qui se peignent sur ses yeux les traversent pour aller jusqu'à sa sympathie, qui leur fait écho. C'est par cette sensibilité universelle et imitative qu'il voit et nous fait voir les choses; c'est par elle que La Fontaine est capable, en dépit de son siècle, de comprendre les dieux comme les bêtes et de nous les rendre présents. C'est par elle qu'il peut reproduire devant nous les détails sensibles et menus des événements et des êtres, s'accommoder à la construction de notre esprit qui n'aperçoit les êtres et les événements que par les détails menus et sensibles, et nous faire illusion en nous donnant l'impression précise que nous auraient donnée les objets eux-mêmes. Mais cette faculté n'est pas la seule il n'est pas un simple miroir. Toutes les fois

qu'il reproduit un détail, il en sent les liaisons et les dépendances, ce qui le suit, ce qui l'amène, ce qui lui est contraire, ce qui lui est conforme. Il accorde les objets entre eux; il sait quelles bêtes peuvent exprimer les hommes, quels dieux peuvent convenir aux bêtes, quel ton général doit assembler ces trois peintures en un seul tableau. Il prévoit, il devine, il accommode, il relie d'instinct, comme un insecte qui court en un instant aux quatre coins de sa toile, et n'attache un fil qu'en sentant trembler tout le réseau. C'est par ce tact toujours éveillé qu'il forme des ensembles ou plutôt que les ensembles se forment en lui. Au fond ils s'y produisent comme dans la nature, sans formules préconçues et au moyen de détails isolés, mais selon des directions générales et en vertu d'un besoin inné. C'est par cette correspondance que la poésie est précieuse. Les anciens n'avaient point tort de l'appeler divine, et de trouver dans l'étrange puissance qui la forme une image des puissances immortelles qui opèrent dans l'univers.

TROISIÈME PARTIE

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