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et de sa soutane feutrée, et qui gravement se met à « orguenner. » Au bout de l'histoire, le fin sentiment du comique vous a pénétré sans que vous sachiez par où il est entré en vous. Ils n'appellent pas les choses par leur nom, surtout en matière d'amour; ils vous les laissent deviner; ils vous jugent aussi éveillés et avisés qu'eux-mêmes 1. Sachez bien qu'on a pu choisir chez eux, embellir, épurer peut-être, mais que leurs premiers traits sont incomparables. Quand le renard s'approche du corbeau, pour lui voler son fromage, il débute en papelard, pieusement et avec précaution, en suivant les généalogies; il lui nomme « son bon père, dom Rohart, qui si bien chantoit; » il loue sa voix qui esta si claire et si épurge. » « Au mieux du monde chantissiez, si vous vous gardissiez des noix. » Renard est un Scapin, un artiste en inventions, non pas un simple gourmand; il aime la fourberie pour elle-même; il jouit de sa supériorité, il prolonge la moquerie; quand Tibert le chat par son conseil s'est pendu à la corde de la cloche en voulant sonner, il développe l'ironie, il la goûte et la savoure; il a l'air de s'impatienter contre le pauvre sot qu'il a pris au lacs, l'appelle orgueilleux, se plaint de ce que l'autre ne lui répond pas, qu'il

1.

Parler lui veut d'une besogne,
Où crois que peu conquerrerois

Si la besogne vous nommois.

veut monter aux nues, et aller retrouver les saints1. Et d'un bout à l'autre cette longue épopée est pareille; la raillerie n'y cesse point et ne cesse point d'être agréable. Renard a tant d'esprit, qu'on lui pardonne tout. Le besoin de rire est le trait national, si particulier, que les étrangers n'y entendent mot et s'en scandalisent. Ce plaisir ne ressemble en rien à la joie physique, qui est méprisable parce qu'elle est grossière; au contraire, il aiguise l'intelligence et fait découvrir mainte idée fine ou scabreuse; les fabliaux sont remplis de vérités sur l'homme et encore plus sur la femme, sur les basses conditions et encore plus sur les hautes; c'est une manière de philosopher à la dérobée et hardiment, en dépit des conventions et contre les puissances. Ce goût n'a rien non plus de commun avec la franche satire, qui est laide, parce qu'elle est cruelle; au contraire, il provoque la bonne humeur; on voit

1.

Ha! ha! fit-il. Or est assez;

Sire Tibert, ci a ennui,

Comment! ne finirez-vous hui?
- Et Tibert commença à grondre.
- Comment! ne daignez me répondre?
Ce dit Renard Orgueil, orgueil!
Comment! voulez vous jà monter
Là haut à mont à dam le Dieu ?
Avoi, Tibert, ce n'est pas jeu,
L'on ne monte pas ci aux nues.
D'où vous sont ces folies venues?
Cuidiez vous jà être si saint
Que vous alliez avec les saints?

vite que le railleur n'est point méchant, qu'il ne veut point blesser; s'il pique, c'est comme une abeille sans venin; un instant après, il n'y pense plus; au besoin il se prendra lui-même pour objet de plaisanterie; tout son désir est d'entretenir en lui-même et en nous un petillement d'idées agréables. Telle est cette race, la plus antique des modernes, moins poétique que l'ancienne, mais aussi fine, d'un esprit exquis plutôt que grand, douée plutôt de goût que de génie, sensuelle, mais sans grossièreté ni fougue, point morale, mais sociable et douce, point réfléchie, mais capable d'atteindre les idées, toutes les idées, et les plus hautes, à travers le badinage et la gaieté. Il me semble que voilà La Fontaine presque tout entier décrit, et d'avance. Vous êtes remonté à la source de l'esprit gaulois; vous y avez vu le grand réservoir primitif d'où tous les courants. sortent, et vous avez trouvé que l'eau est la même dans le réservoir et dans les courants.

CHAPITRE II.

L'HOMME.

I

C'est un curieux caractère que celui de La Fontaine, surtout si l'on compare ses façons aux mœurs régulières, réfléchies et sérieuses des gens d'alors. Ce naturel est gaulois, trop gaulois, dira-t-on, c'est-à-dire peu moral, médiocrement digne, exempt de grandes passions et enclin au plaisir. Il faut reconnaître qu'il avait trouvé autour de lui des exemples, et que ces exemples n'étaient pas trop édifiants. La vie bourgeoise était gaie, avant la Révolution, dans les provinces. Faute d'issue, l'ambition était petite; faute de communications, l'envie manquait; on n'essayait pas d'imiter Paris. Les gens restaient dans leur ville, s'arrangeaient une maison commode,

1

un jardin, une bonne cave, dînaient les uns chez les autres, souvent, joyeusement et abondamment, avec des contes salés et des chansons au dessert. Ils aimaient les gaudrioles, faisaient des mascarades, vidaient des quartauts, mangeaient des grillades, et n'avaient pas des mœurs exemplaires. « Les communautés d'arts et métiers, dit l'honnête Baugier quelque vingt ans après La Fontaine, faisaient des emprunts dont la meilleure partie passait en buvettes 1, » et les particuliers allaient du même train. On cherchait à se divertir et non autre chose. La Fontaine ne s'y ennuyait point, à ce qu'il paraît, car il y vécut jusqu'à trente-cinq ans sans souci, en bon bourgeois bien apparenté, qui a des fermes et pignon sur rue; il jouait, aimait la table, lisait, faisait des vers, allait chez son ami Maucroix à Reims, y trouvait « bons vins et gentilles galoises, friandes assez pour la bouche d'un roi. » De plus, il avait mainte affaire avec les dames du pays, même avec la lieutenante; on en glosa; il n'en devint pas plus sage. Une jeune abbesse chassée par les Espagnols s'étant réfugiée dans sa maison, sa femme les surprit ensemble; «< sans se déconcerter, il fit la révérence et se retira. » C'est de cette façon qu'il tournait les choses. Il n'a jamais pris le mariage au sérieux, ni le sien ni celui des autres. Il

1. Baugier, Histoire de la Champagne, 1721.

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