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dictionnaire mythologique comme un code du savoir-vivre, et les pauvres dieux antiques arrivèrent à cette humiliation extrême de servir de potiches et de paravents.

II

Un poëte subsistait parmi tant d'orateurs, presque païen de cœur, et d'ailleurs si véritablement poëte qu'il pouvait se faire illusion et croire à des dieux morts. C'est chez lui qu'ils se sont réfugiés. Il n'y avait plus dans toute la littérature que ce coin étroit qui leur fût laissé. Ils s'y sont faits petits, ils se sont accommodés à l'endroit. Ils sont devenus moins graves, plus amusants, à demi gaulois; il faut bien prendre les façons du pays où l'on se réfugie. Ils y ont établi un tout petit Olympe qu'on ne respecte pas trop, qu'on n'aperçoit pas toujours, et qui ressemble plus à une taupinée qu'à une montagne. Mais si atténués et si transformés qu'ils soient, ils vivent. La Fontaine leur est dévot autant qu'il peut l'être envers quelqu'un, dieu ou homme; il les aime; il les a dans l'esprit habituellement en bon adorateur, et il les voit aussi aisément qu'il voit les bêtes. Il parle d'eux sans cesse et souvent sans besoin, comme Homère. Les images mythologiques

naissent chez lui d'elles-mêmes. Il n'a pas besoin de les chercher; on voit que sa pensée habite dans ce monde. Il y trouve des figures sublimes, dignes d'Homère, quand il montre les Parques blêmes dont la main se joue également des jours du vieillard et de ceux du jeune homme. » Il ne peint pas les dieux vaguement, avec des souvenirs de classe. Il distingue les détails de leurs mouvements, et voit Atropos à son métier « reprendre à plusieurs fois l'heure fatale au monstre. » Il est chez lui dans l'Olympe. Il y prend ses comparaisons comme nous prenons les nôtres autour de nous. Il voit deux servantes au rouet, et trouve que « les sœurs filandières ne font que brouiller auprès d'elles. » Du galetas il entre de plain-pied dans le ciel. Il connaît les généalogies aussi bien qu'Hésiode, et jusqu'à celle des animaux divins.

Elles avaient la gloire

De compter dans leur race, ainsi que dit l'histoire,
L'une certaine chèvre, au mérite sans pair,

Dont Polyphème fit présent à Galathée;
Et l'autre la chèvre Amalthée,

Par qui fut nourri Jupiter'.

Il est si bon païen qu'il invente en mythologie. Hérodote eût pu dire de lui comme d'Hésiode et d'Homère, qu'il a créé un monde divin. Il donne

1. La Fontaine, XII, Iv.

aux arbres une immortalité « sur les bords du noir rivage. » Et il rend tout vraisemblable par ce ton naïf qui dégénère quelquefois en gentillesse enfantine, mais qui n'en convient que mieux à l'historien de Jupin et de la fourmi.

Je vous sacrifierai cent moutons : c'est beaucoup
Pour un habitant du Parnasse.

Voilà donc les dieux païens qui subsistent dans la fable, et ce n'est pas sans raison: car partout les dieux doivent convenir à leur peuple. Ils ne sont les dieux de ce peuple que parce qu'ils sont faits à son image. Ils réfléchissent son caractère et portent l'empreinte de son esprit. Ils sont le peuple lui-même, qui s'apparaît sous une forme plus brillante et plus pure. L'Olympe grec n'est qu'une famille grecque, la plus belle que la Grèce ait jamais mise au jour. Aussi les dieux païens, imités par le fabuliste, sontils les seuls qui conviennent à la fable. D'abord on ne croit guère en eux, non plus qu'au langage prêté aux bêtes; la fiction appelle la fiction, et on sourit en voyant Jupiter cousin de l'éléphant, comme en écoutant plaider le lapin et la belette. Jupiter choquerait dans un autre poëme; on ne pourrait à la fois prendre les hommes au sérieux et les dieux en plaisanterie. Il n'y a pas de milieu entre les deux genres: il faut être grave et tout croire, ou s'égayer et douter partout.

Ajoutez que les habits et les physionomies humaines ont changé depuis Homère, tandis que les bêtes sont les mêmes. Elles peuvent donc garder les dieux d'Homère, et les hommes ne le peuvent pas. Minerve autrefois déjà descendait au milieu de l'armée des rats et des grenouilles. Nous sommes habitués à voir ensemble les dieux de la nature et les objets naturels. Les animaux qui courent dans les bois et s'ébattent dans les prairies sont les amis des nymphes qui vivaient dans les hêtres et dormaient au bruit des fontaines. Les cerfs bondissants et agiles rappellent Diane « qui aime les cris de chasse, et tend son arc d'or; » et lorsqu'on voit les grands troupeaux paître tranquillement l'herbe abondante, on pense volontiers à la terre divine, nourrice des choses, qui fait tout sortir de son sein maternel. Comparez à ces images la mythologie ridicule des auteurs graves.

Bientôt avec Grammont courent Mars et Bellone.

Mars et Bellone parmi les escadrons du roi sont des recrues bizarres, et on aimerait mieux voir Grammont courir tout seul. La Fontaine est le seul qui n'ait pas réduit la mythologie en mascarade, et qui ait adoré les dieux antiques sans en faire des grotesques, des machines ou des magots.

Pour que ces dieux convinssent mieux encore à leur nouveau peuple, il leur a donné quelque chose

d'enfantin. Il en a fait de bons petits dieux, bien indulgents, et quelquefois bien paternes. L'aigle pond dans le giron de Jupiter, et l'irrévérencieux escarbot << sur la robe du dieu fait tomber une crotte. »

Le dieu, la secouant, jeta les œufs à bas.
Quand l'aigle sut l'inadvertance,
Elle menaça Jupiter

D'abandonner sa cour, d'aller vivre au désert,

De quitter toute dépendance,

Avec mainte autre extravagance.

Le pauvre Jupiter se tut'.

Il est vrai qu'un jour il se souvient de sa majesté officielle, et ordonne « à tout ce qui respire de s'en venir comparaître aux pieds de sa grandeur. » Mais peut-on rester sublime parmi de tels sujets? Tels sujets, tels maîtres. Il faut bien qu'il devienne le dieu des grenouilles, des souris, de la belette; le vainqueur des Titans est Jupin, et rien davantage. Toute sa cour baisse aussitôt d'un degré. L'Aurore « au voile de safran, aux doigts de roses, apparaît toujours sur le thym et la rosée;» mais c'est le lapin qui lui fait la cour. « Atropos et Neptune » deviennent «péagers,» «et recueillent leurs droits sur les vaisseaux marchands. La vache Io donne son lait pour un fromage, le dieu Faune le fait, et le renard

1. La Fontaine, II, XIII.

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