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fait un joli portrait de la chèvre, vive, capricieuse et vagabonde : « Elle aime à s'écarter dans les solitudes, à grimper sur les lieux escarpés, à se placer et même à dormir sur la pointe des rochers et sur le bord des précipices. L'inconstance de son naturel se marque par l'irrégularité de ses actions. Elle marche, elle s'arrête, elle court, elle bondit, elle saute, s'approche, s'éloigne, se cache ou fuit, comme par caprice et sans autre cause déterminante que la vivacité bizarre de son sentiment intérieur. Et toute la souplesse de ses organes, tout le nerf de son corps, suffit à peine à la pétulance et à la vivacité de ces mouvements qui lui sont naturels1. »

Cette description est vive et vraie. Mais combien les hardiesses du poëte sont plus expressives! combien les comparaisons humaines abrégent et animent le portrait! Les chèvres sont des dames « qui ont patte blanche, » gentilles, proprettes, avec autant d'originalité que de caprice, avec autant d'entêtement que de vanité.

Certain esprit de liberté

Leur fait chercher fortune: elles vont en voyage
Vers les endroits du pâturage

Les moins fréquentés des humains.

Là, s'il est quelque lieu sans route et sans chemin,

1. Buffon, tome X, p. 324.

Un rocher, quelque mont pendant en précipices,
C'est où ces dames vont promener leurs caprices1.

Rien n'est plus amusant que de voir deux de ces personnes » s'avancer l'une contre l'autre « pas à pas, nez à nez,» avec une circonspection fière, les cornes baissées, et, roidissant le col, essayer de se renverser. Puis tout à coup un saut brusque, et chacune paît tranquillement de son côté.

VI

Voilà donc un savant, un grand écrivain, qui joute contre un poëte, et que le poëte, sans y songer, laisse loin derrière lui. Cela sert à comprendre ce qu'est la poésie. Buffon a disséqué, un peu tard il est vrai, mais enfin il sait dix fois plus de détails que La Fontaine. Il est muni de documents, il a lu; il connaît la place, le jeu de tous les muscles; il a sur son bureau des planches coloriées, autour de lui des squelettes, à côté de lui Daubenton qui lui fournit des préparations et toutes les pièces anatomiques. Après quoi il se fait habiller, met sa perruque, relève ses manchettes, s'assoit gravement dans un cabinet aussi noble qu'un salon. Ainsi pré

1. La Fontaine, XII, IV.

paré au beau style, il écrit en homme du monde, avec la correction et l'art d'un académicien; il présente ses bêtes au public sans descendre à leur niveau; il reste digne, il garde en tout le ton convenable; il orne la science; il veut qu'elle puisse entrer dans les salons; il l'y amène en la couvrant de décorations oratoires. Il explique, il développe, il prouve; il compose des plaidoyers et des réquisitoires, justifie l'âne, invective contre le loup. Ce sont là des morceaux d'apparat, qui délassent le lecteur des descriptions exactes. Il « les récite à haute voix, il les élargit, il les diversifie, il les ordonne. Il atteint la force, la clarté, l'élégance, tout, excepté la vie. Ses animaux si bien posés restent empaillés sous leur vernis.

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Qu'est-ce donc que la vie, et comment le poëte parvient-il à la rendre? Par quel singulier pouvoir nous fait-il illusion? Comment peut-il, avec un ou deux petits mots, ressusciter en nous les âmes, les corps et leurs actions? Il n'a pas besoin d'être érudit; du moins son savoir est d'une autre espèce que la science. Il répugne à la lente accumulation des connaissances positives; il n'est pas classificateur; il n'est pas obligé d'être naturaliste et historien, comme le voulait Goethe, d'être « docteur ès sciences sociales, » comme le voulait Balzac; sitôt que vous entrez dans la description, dans l'analyse, vous sortez de son domaine. Les procédés oratoires ne lui

conviennent pas davantage. C'est par une voie que Buffon ignore qu'il arrive à des effets que Buffon n'atteint pas. Il a la sensation de l'ensemble, lentement ou promptement, il n'importe; c'est cette sensation qui fait l'artiste. Un amas de remarques s'assemblent en lui sans qu'il le veuille et forment une impression unique, comme des eaux accourant de toutes parts s'engorgent dans un réservoir d'où elles vont partir pour un autre voyage et par d'autres canaux. Il a vu les attitudes, le regard, le poil, l'habitation, la forme d'un renard ou d'une belette, et l'émotion produite par le concours de tous ces détails sensibles engendre en lui un personnage moral avec toutes les parties de ses facultés et de ses penchants. Il ne copie pas, il traduit. Il ne transcrit pas ce qu'il a vu, il invente d'après ce qu'il a vu. Il concentre et il déduit. Il transpose, et ce mot est de tous le plus exact; car il transporte dans un monde ce qu'il a vu dans un autre, dans le monde moral ce qu'il a vu dans le monde physique. Le zoologiste et l'orateur travaillent par leurs énumérations et leurs groupements à nous donner une sensation finale; il s'installe du premier coup dans cette sensation pour nous en développer les suites. Ils montent péniblement échelon par échelon, jusqu'à une cime; il se trouve porté naturellement sur cette cime, et tous les pas qu'il fait sont dans le domaine supérieur dont elle est le marchepied. Ils appren

nent, et il sait; ils prouvent et il voit. Voilà comment le fabuliste peut se trouver du même coup et au même endroit un peintre d'animaux et un peintre d'hommes. Le mélange de la nature humaine, loin d'effacer la nature animale, la met en relief; c'est en transformant les êtres que la poésie en donne l'idée exacte; c'est parce qu'elle les dénature qu'elle les exprime; c'est parce qu'elle est l'inventeur le plus libre, qu'elle est le plus fidèle des imitateurs.

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