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JEAN-FRANÇOIS SARRAZIN

16031654

On a dit de Sarrazin et de Voiture qu'ils avaient créó la littérature de société. C'est un jugement qu'il est bon de contrôler aujourd'hui qu'on s'est habitué à entendre par ces mots une littérature en quelque sorte improvisée, plus semblable à une conversation qu'à un ouvrage de poëte ou d'artiste. Au moins faudrait-il tenir compte de ce qu'étaient la société pour laquelle rimèrent Voiture et Sarrazin, et l'époque où ils vécurent la société de l'hôtel de Rambouillet et de l'hôtel de Longueville, l'époque de Corneille, de Balzac, de Richelieu, de Condé, de Descartes; c'est-à-dire une époque où tout était grand, une société exquise et grave, habituée à ne supporter en rien le médiocre ni le vulgaire et qui, jusque dans les productions les plus légères de l'esprit, exigeait de l'art et du génie. Aussi ne trouvons-nous pas dans les œuvres les plus badines de Sarrazin la négligence, le lâché auxquels s'accoutumèrent les poëtes de la cour de Sceaux et de la société du Temple, et généralement tous les poëtes du XVIIIe siècle. Sarrazin, comme Voiture, est un artiste qui n'élude aucune des difficultés de son art, et qui, au contraire, les accepte et les résout avec une sûreté admirable. C'est donc le petit nombre de ses œuvres en vers et leur frivolité, plutôt que leur imperfection, qui l'a fait mettre au rang des poëtes de second ordre. On sait ce que pensait Balzac de la prose de Sarrazin qu'il croyait destiné à donner à la France un Salluste : la Conspiration de Walstein a été réimprimée par Nodier dans sa collection des Petits classiques françois 1. Et dernièrement encore, M. Victor Cousin disait de ce morceau et de la Relation du siége de Dunkerque,

1 Paris. Delangle, 1825. 8 vol. in-16.

du même auteur, qu'ils étaient les meilleures pages d'histoire écrites en français au XVIIe siècle 1. Le ton, le bon choix des mots, la disposition y font deviner la main, l'art d'un écrivain éprouvé à la gymnastique poétique. Tout en rabattant un peu sur les éloges de Balzac, on peut encore aujourd'hui proposer les deux morceaux comme d'excellents modèles de style officiel et d'histoire diplomatique.

Le petit nombre des poésies de Sarrazin, leur brièveté, leur frivolité tiennent à de tout autres causes qu'à l'infécondité et au manque d'étendue de l'esprit. Sarrazin, secrétaire du prince de Conti, tout comme Voiture, le diplomate, avait été mêlé aux affaires et avait vu do près les hommes d'État et les hommes de guerre. Au milieu de ces graves intérêts et de ces périls, si l'esprit s'affermit, si la raison mùrit, l'enthousiasme, la foi, l'illusion poétique faiblissent considérablement ; en présence de ces ambitions hautaines qui entraînent le destin des empires, le poëte peut quelquefois douter de sa grandeur et de sa mission. La poésie n'est plus pour lui qu'une distraction et qu'un plaisir; il ne s'y livre que par échappée et, pour ainsi dire, en cachette de la Muse.

Et voilà comment Sarrazin, quoique doué d'assez de talent et même d'assez de génie pour s'élever jusqu'à la haute poésie, n'a laissé que quelques œuvres légères. Il aura du moins eu cette gloire ou ce mé– rite d'avoir excellé dans un genre de poésie particulier qui n'est pas proprement la poésie satirique, pour lequel le mot badinage employé par Boileau ne dit pas assez, et qu'on pourrait définir la poésie sceptique, poésie mêlée de rire et de pleurs, car le poëte par intervalle se raille lui-même, comme le poëte antique se raillait, par la voix du bouffon, pour prévenir les moqueries de la foule; genre de poésie essentiel chez une nation tour à tour sarcastique et chevaleresque, et qu'illustrent à travers notre histoire littéraire les noms de Villon, de Marot, de Voiture, de La Fontaine; mais qui ne peut vivre dans le souvenir, — et c'est la grande leçon qu'on peut tirer de la renommée de Sarrazin et de Benserade, qu'à la condition d'être relevée par un travail exquis et par un art inflexible. Qu'on y réfléchisse, c'est le manque d'art qui a fait évaporer dans l'oubli tout l'esprit, tout le sentiment que les poëtes du XVIIIe siècle, les élèves de Voltaire et Voltaire lui-même ont mis dans tant de compositions gracieuses, mais négligées. C'est pour avoir arboré le vers libre, c'est-à-dire pour avoir violé les règles, que

1 La Société française au XVIIe siècle, tom. I.

1

ces poëtes n'ont pas vécu. Cette perfection du travail se retrouve partout dans Sarrazin, même dans les pièces les plus badines, telles que celle que nous extrayons de la Pompe funèbre de Voiture, et qu'un mot un peu osé, qu'une plaisanterie de carnaval devaient peut-être faire écarter d'une Anthologie; nous l'y maintenons, pour faire voir tout ce. que l'art peut sauver et tout ce que supportait dans les mots une société d'ailleurs polie et raffinée.

CHARLES ASSELINEAU.

Pellisson a écrit la vie de Sarrazin, en tête de ses œuvres. Voyez encore les Mémoires de Niceron, Goujet, Bibliothèque; et le livre de M. Cousin intitulé: De la Société française au XVIIe siècle.

A MONSEIGNEUR LE DUC D'ENGHIEN

ODE

Grand duc, qui d'Amour et de Mars

Portes le cœur et le visage,

Digne qu'au trône des Césars
T'élève ton noble courage,

Enghien, délices de la cour,
Sur ton chef éclatant de gloire,
Viens mêler le myrte d'amour
A la palme de la victoire.

Ayant fait triompher les lis
Et dompté l'orgueil d'Allemagne,
Viens commencer pour ta Philis
Une autre sorte de campagne.

Ne crains point de montrer au jour
L'excès de l'ardeur qui te brûle;

Ne sais-tu pas bien que l'amour
A fait un des travaux d'Hercule?

Toujours les héros et les dieux Ont eu quelques amours en tête; Jupiter même, en mille lieux, En a fait plaisamment la bête.

Achille, beau comme le jour,
Et vaillant comme son épée,
Pleura neuf mois pour son amour,
Comme un enfant pour sa poupée.

O dieux! que Renaud me plaisait ! Dieux! qu'Armide avait bonne grâce! Le Tasse s'en scandalisait,

Mais je suis serviteur au Tasse.

Et nos seigneurs les Amadis, Dont la cour fut si triomphante, Et qui tant joutèrent jadis, Furent-ils jamais sans infante?

Grand duc, il n'y va rien du leur,

Et je le dis sans flatterie;

Tu les surpasses en valeur,

Passe-les en galanterie.

Viens donc hardiment attaquer
Philis, comme tu fis Bavière;
Tu la prendras sans y manquer,
Fût-elle mille fois plus fière.

Nous t'en verrons le possesseur, Pour le selon moins l'apparence; Car je crois que ton confesseur Sera seul de ta confidence.

Cependant fais qu'en de beaux vers,

La plus galante renommée
Débite, par tout l'univers,

Les grâces de ta bien-aimée.

Choisis quelque excellente main

Pour une si belle aventure:
Prends la lyre de Chapelain,
Ou la guitare de Voiture.

A chanter ces fameux exploits
J'emploirais volontiers ma vie;
Mais je n'ai qu'un filet de voix,
Et ne chante que pour Sylvie.

BALLADE

Maître Vincent nous avait retirés, Par ses beaux vers faits à notre manière, Des dents des vers, nos ennemis jurés, Du long oubli, d'une sale poussière. Lorsque jadis nous tenions cour plénière, Tout gentil cœur composait un rondeau. Vieille ballade était un fruit nouveau; Les triolets avaient grosse pratique; Tout nous riait; mais tout est à vau-l'eau : Voiture est mort, adieu la muse antique.

Bien est raison que soyons éplorés Quand Atropos, la Parque safranière, En retranchant les beaux filets dorés Où tant se plut sa sœur la filandière, A fait tomber Voiture dans la bière.

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