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chai inutilement la place de ces vieux temples mahométans où les Abbassides fanatiques retrempaient leur sabre avant de courir à de nouveaux et barbares exploits. Si la trace de cet âge héroïque des Mahométans n'est point entièrement effacée à Bagdad, elle y est cependant tellement incertaine, tellement perdue au milieu des ruines qui couvrent cette noble cité, que le souvenir seul du passé est resté debout à côté de la dévastation du présent. Les onze siècles qui se sont écoulés depuis sa fondation par Abou-Safer-el-Mansour, les guerres, les envahissements des Turcomans rebelles à l'autorité des khalifes, les inondations du Tigre, et jusqu'aux orages venus du désert, tout a contribué à la destruction des splendides édifices dont la civilisation arabe et une foi exaltée avaient doté cette superbe reine de l'islamisme.

Le voyageur doit aujourd'hui laisser à la porte ses illusions sur Bagdad. Qu'il se contente d'y chercher la ville moderne, d'y voir ses mosquées nouvelles, ses arts analogues à ceux de la Perse; il y trouvera encore assez d'aliments pour rassasier sa curiosité, sinon pour exciter son admiration, et le fleuve arabe, le beau ciel de Mésopotamie qui reflète son azur sur les faïences des coupoles ou sur les gracieux panaches d'innombrables dattiers, lui offriront encore assez d'attraits pour que Bagdad reste dans son souvenir. Vaste entrepôt des marchandises de l'Inde, de la Perse et de la Turquie, ses bazars immenses ont un grand intérêt; on y trouve réunies les productions de plusieurs pays, une variété infinie d'objets d'art qui rivalisent de goût et d'originalité. C'est là que viennent se décharger les bagalos du golfe Persique, les caravanes de l'Asie Mineure, et les nombreux chameaux de

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l'Arabie et de la Syrie. De l'Orient à l'Occident, du Nord au Sud, toute l'Asie afflue à Bagdad; c'est le vaste marché d'un riche commerce, le centre de relations auxquelles participent tous les peuples de cette partie du monde. Pour donner une idée des transactions commerciales qui ont lieu à Bagdad, il suffira de dire qu'on y compte soixante maisons de commerce européennes par lesquelles sont représentés tous les pays.

Bagdad a l'aspect d'une grande ville, et de loin ses minarets, ses nombreuses coupoles la font distinguer au milieu de l'immense désert qui l'entoure, et où elle semble placée comme une oasis. Du côté de l'orient, elle présente une vaste ceinture de murailles en assez bon état, que protègent quelques bastions et un large fossé facilement submersible par les eaux du Tigre. Cette enceinte s'appuie, à ses deux extrémités, au rivage du fleuve qui baigne la partie occidentale de la ville. C'est de ce côté que Bagdad se présente sous son plus bel aspect. Le palais du Pacha, les mosquées, les cafés, les maisons, ou les jardins qui se succèdent en se reflétant dans l'eau qui les baigne, forment un très-beau coup d'œil. En face de ce quartier bâti sur la rive gauche du Chatt, c'est le nom que les Arabes donnent au Tigre, s'en élève un autre moins important qui se lie au premier par un immense pont de bateaux, sans cesse traversé par des caravanes de Bédouins, des pèlerins qui vont à Kerbelah, ou des cavaliers des tribus nomades qui regagnent leurs tentes sur le bord de l'Euphrate. Ce quartier est ouvert, et, quoique beaucoup moins considérable que celui de la rive gauche, il a néanmoins une importance qui peut le faire passer pour une seconde ville, d'autant mieux que sa popula

tion ne ressemble guère à celle du bord opposé. Elle se compose presque exclusivement d'Arabes du désert, qui y sont logés temporairement, et de Persans qui s'y trouvent en grand nombre. La différence de religion, et la haine religieuse qui existe entre eux et les sunnites, leur ont fait adopter ce quartier. Ils y sont plus à l'abri des vexations de la populace de Bagdad, et plus en liberté d'aller et de venir entre cette ville et Kerbelàh, lieu de pèlerinage fréquenté par les chyas. C'était là que résidait Zelly-Sultân, ce personnage dont j'ai parlé, qui sous le nom d'Ali-Châh voulut disputer à son neveu Mehemet-Châh la couronne de Perse. Il y avait une sorte de petite cour dont l'Angleterre faisait les frais.

La partie de la ville comprise entre le Tigre et les murailles de Bagdad est très-vaste; mais il s'en faut de beaucoup qu'elle soit entièrement couverte d'habitations. Dans la partie orientale et vers celle du sud, il y a d'immenses terrains sur lesquels s'élèvent quelques ruines, et dont la plus grande superficie est abandonnée à la pâture que viennent y chercher les chameaux. On voit par là, ainsi que par l'enceinte fortifiée qui date des khalifes, que Bagdad eut autrefois une importance incomparablement supérieure à celle qui lui reste. Sa population actuelle n'est plus que d'environ cinquante mille habitants, parmi lesquels il y a un grand nombre de chrétiens de diverses communions, et des juifs.

Le pachalik de Bagdad était autrefois héréditaire et indépendant; ses pachas rendaient hommage au grand seigneur ; aujourd'hui c'est la Porte qui les nomme. Cette province est une des plus importantes et en même temps une des plus difficiles à gouverner de l'empire. L'autorité du pacha de Bagdad s'étend du golfe Persique aux monts Kardouks, et de la fron

tière persane au delà de la rive droite de l'Euphrate, c'est-àdire sur une étendue de deux cents lieues en longueur et à peu près cent lieues de largeur. Cette autorité est plus nominale qu'effective, à cause de l'esprit d'indépendance des populations sur lesquelles elle doit s'exercer, et par suite de l'extrême mobilité de la plus grande partie d'entre elles. Le Pacha de Bagdad n'a pas assez de troupes régulières pour tenir tête aux tribus nomades quand elles se révoltent, et il est souvent arrivé qu'il a été lui-même bloqué dans sa ville par les Arabes. Ce territoire compte en effet quatre grandes familles dont les tentes se groupent dans le désert : celles des Montefiks, des Chamars, des Aboubiels et des Djerbâhs, qui peuvent réunir près de vingt mille cavaliers. Quelque peu aguerris et peu redoutables qu'ils soient, leur nombre ne laisse pas d'être inquiétant, et quand ils tiennent la campagne, il est presque impossible de sortir de la ville.

Bagdad est, sans contredit, l'un des points les plus importants du continent asiatique. Sa position sur un grand fleuve qui descend vers l'Océan des Indes, sa situation à l'extrémité de l'empire ottoman, et presqu'à la limite de celui des Anglais, sur la frontière de la Perse et sur celle de l'Arabie, lui donnent une importance incontestable comme centre d'action politique. De plus, elle est au milieu d'un territoire dont la fécondité serait incalculable, si l'on se décidait à y faire revivre l'industrie des Babyloniens, à y rappeler la civilisation de Sémiramis. Des monts Kardouks au rivage du golfe Persique, de la chaîne des Zagros à l'Euphrate, s'étend une contrée immense, arrosée par cent rivières, traversée par des canaux antiques que les Romains

furent les derniers à utiliser; partout la terre généreuse appelle la culture, la population, et ne demande que des bras pour en extraire des richesses égales à celles de l'Inde ou de l'Arabie-Heureuse. Là, l'indigo, le sucre, le café, le coton, le plus beau froment enrichiraient des millions de colons qui y apporteraient leur science agricole, les arts d'une civilisation que le bedouin méprise parce qu'il n'en sent pas le besoin.

L'Angleterre a compris ce que pouvait être Bagdad, et depuis longtemps; si elle n'a pu encore faire de ce territoire une de ses colonies, elle en prépare du moins, de longue main, les moyens. Elle l'envisage, en attendant, comme un centre politique d'un grand intérêt, et y entretient, depuis plus de vingt ans, un résident dont l'entourage et le rôle qui lui est confié prouvent à quel point le gouvernement anglais tient à y être sur un pied imposant. Ce résident, dont les émoluments considérables sont en proportion de la représentation qu'il doit avoir, est gardé par une troupe de soldats anglais et de cipayes. Des canons sont dans sa cour, une escadrille de bateaux à vapeur mouillés sous les fenêtres de son palais assurent ses relations avec Bombay, en même temps qu'ils servent puissamment à appuyer son influence, soit à Bagdad même, soit sur les deux rives du fleuve.

La France jusqu'à cette époque, 1841, n'avait été représentée dans ces contrées lointaines que par des agents consulaires d'une valeur personnelle plus ou moins douteusc et auxquels, dans ses habitudes malentendues de parcimonie, elle n'accordait rien de ce qui pouvait contribuer à leur donner du relief aux yeux des populations ou des pachas

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