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et assez chaud pour que nous ne fissions pas les difficiles, et nous nous y arrangeâmes. Comme je l'ai dit, nous entrions dans le pays des Kurdes, et la sécurité y était douteuse. Aussi, prévenus par le goulâm du prince, nous dûmes, pour la nuit, organiser, avec l'aide de nos gens, une surveillance à laquelle nous-mêmes nous prîmes part en montant la garde, à tour de rôle, à côté de nos bagages. Aucun incident ne vint nous troubler, peut-être grâce aux précautions prises.

A partir de Sanmourty, nous commençâmes à perdre le lac de vue. Nous l'aperçûmes encore par deux échancrures des terres élevées sur son rivage, mais nous nous en éloignions de plus en plus. Après quatre heures de marche, nous entrâmes dans le pays des Karapapaks. C'est une population georgienne qui, émigrée de son pays, était établie depuis une dizaine d'années dans ce district. Le gouvernement persan lui avait assigné, pour territoire, une plaine extrêmement fertile qu'on appelle Soldouss. Elle est, en quelques endroits, couverte par des marais; ceux-ci étant le résultat de l'écoulement d'un assez grand nombre de cours d'eau qui descendent des montagnes de l'ouest, il en résulte que le sol se trouve dans de très-bonnes conditions d'irrigation. Nous vîmes en effet, aux alentours des villages habités par les Karapapaks, tous les indices d'une culture facile. Nous devions coucher à Agabegly, chef-lieu de ce district persogeorgien, et nous avions une lettre de recommandation pour le Ket-Khodah. Il fallait, pour nous y rendre, traverser la rivière de Gueder qui est une des plus fortes que nous ayons rencontrées en Perse. Ses eaux excessivement rapides, son lit large et profond, étaient un obstacle devant lequel nous nous trouvâmes arrêtés fort longtemps avant de savoir com

ment nous pourrions le franchir. Il était impossible de songer à faire traverser cette rivière par nos mules chargées de leurs fardeaux, elles auraient été infailliblement submergées et se seraient noyées. Pour nous-mêmes, il eût été fort imprudent de tenter le passage en restant en selle, car nos chevaux, obligés de nager, n'auraient pu que très-difficilement arriver sur l'autre bord. Après de vaines recherches pour trouver un gué, après bien des hésitations, les gens du pays ne pouvant eux-mêmes nous indiquer un endroit où la traversée fût sûre, nos tchervâdars prirent leur parti, et je dois dire que ces braves gens, qui étaient des Arabes de Bagdad, montrèrent, dans cette occasion, un courage et une résolution remarquables. Ils se déshabillèrent tous; l'un d'eux se jeta dans la rivière, et marchant tant qu'il eut pied, puis nageant là où l'eau avait sa plus grande profondeur, il arriva de l'autre côté. Il recommença ainsi à passer d'un bord à l'autre jusqu'à ce qu'il eût trouvé l'endroit qui présentait le moins de difficultés et le moins de chances défavorables. Quand, sur les deux rives, le point de départ et le point d'arrivée furent déterminés, chaque muletier prit une mule nue sur le dos de laquelle on plaça un seul colis, et se lança dans l'eau avec elle, s'accrochant d'une main à la crinière, et de l'autre soutenant le fardeau afin qu'il ne fût pas précipité dans le courant. Dans quelle anxiété n'étions-nous pas pendant cette première épreuve ! Elle réussit parfaitement; grâce à l'intelligence et au soin qu'y mirent les tchervâdars, tous nos bagages passèrent de cette manière, sans accidents. Quand tout fut sur l'autre bord, notre tour vint d'effectuer la traversée qui pour nous se présentait avec plus de difficultés encore que pour les charges de la caravane. Néanmoins, nos chevaux,

nageant avec vigueur, conduits chacun par un muletier cramponné aux crins, nous déposèrent sains et saufs sur la berge d'Agabegly. Quand cette opération fut complétement terminée nous nous acheminâmes vers le bourg où nous reçûmes l'hospitalité de la part des habitants, sans l'intervention du chef des Karapapaks, pour lequel nous avions une lettre, ou, pour mieux dire, un ordre, et qui était allé se marier dans un autre village.

Une petite distance séparait Agabegly des montagnes; le lendemain nous la franchîmes en moins de deux heures, et, quittant la plaine basse qui s'étend sur le rivage du lac d'Ourmyah, nous entrâmes, par une gorge étroite et montueuse, dans les montagnes du Kurdistân. D'un endroit élevé et dégagé de la route que nous suivions, nous vîmes une dernière fois la grande nappe bleuâtre du lac qui restait au nord, à une grande distance. Après avoir marché près de cinq heures dans ce défilé, nous débouchâmes dans une vallée arrosée par la rivière de Debeucour, au bord de laquelle était assise la petite ville kurde de Soauk-Boulak. Elle doit son nom, qui est turc et signifie froide fontaine, à la fraîcheur des eaux qui arrosent son territoire et descendent des sommets couverts de neige. Cette cité, placée presque à l'extrême limite des États du Châh, est en grande partie peuplée de Kurdes qui reconnaissent son autorité. On y compte aussi quelques familles chaldéennes.

Le prince Malek-Khassem-Mirza m'avait donné une lettre très-pressante pour le gouverneur Khodadat-Khân. Il nous reçut parfaitement, nous logea bien et poussa l'affabilité de son accueil jusqu'à nous envoyer du thé, ainsi que des provisions de tout genre.

La curiosité que nous excitions parmi les habitants de Soauk Boulak, nous prouva qu'ils n'étaient pas habitués à voir des frenguis. En effet, cette ville qui est dans les montagnes n'a été que bien rarement, et à des intervalles fort éloignés, visitée par des Européens. Elle se trouve en dehors de tout chemin, et si elle est sur celui qui conduit de Tabriz à Bagdad, il faut dire que les voyageurs ou les caravanes ne s'y aventurent guère, tant à cause des difficultés qu'offre la contrée qu'il faut traverser, que par crainte des populations qui l'habitent. Cette route passe au travers de la zone que j'ai déjà signalée, où vivent, entre la Turquie et la Perse, des tribus kurdes, arabes ou Yezidis, qui sont indépendantes, sauvages et adonnées au pillage, autant par goût que par nécessité. Il n'y a donc aucune espèce de confiance à avoir au milieu d'elles, soit pour ses bagages, soit même pour sa vie. D'où il résulte que les voyageurs, comme les caravanes, qui de Perse se rendent à Bagdad, passent de préférence par Kerman-Châh. Nous n'étions pas sans quelque appréhension sur les périls que pourrait nous offrir ce voyage inusité. Cependant nous espérions que, grâce à l'influence du prince Malek-Khassem-Mirza sur les chefs kurdes soumis au Chah, et à l'appui que ceux-ci nous prêteraient auprès des autres, nous pourrions traverser les deux frontières persane et turque sans être arrêtés par aucun événement fàcheux.

Khodadat-Khân, désireux de répondre à ce que le ChâhZadeh d'Ourmyah réclamait pour nous, nous offrit de suite l'escorte d'un bek Kurde résidant à Serdacht. Mais nos muleletiers, ayant assuré que la route passant par cette localité offrait des difficultés très-grandes, le Khân nous demanda de rester un jour à Soauk-Boulak afin de lui donner le temps

de trouver un autre conducteur auquel il pût nous confier. Nous séjournâmes donc, le 19 juin, dans cette ville, et nous en partimes le 20 sous la conduite du chef d'un des villages situés sur la route que nous devions parcourir.

Nous étions tout à fait engagés au milieu du vaste réseau de montagnes qui s'entre-croisent et forment le pays Kurde. Nous nous élevions chaque jour davantage, tout en suivant les sinuosités des gorges étroites dans lesquelles se dessinait le sentier peu frayé qui devait nous conduire du haut de cette chaîne dans les plaines arides et brûlantes de la Mésopotamie. Cette contrée montagneuse est très-sauvage d'aspect, la présence des hommes s'y fait peu sentir. Cependant nous y rencontrâmes un plus grand nombre de villages que nous ne nous y attendions. Après avoir heureusement passé à Bourân, à Yalava, à Mamakent, nous couchâmes à Karakent. L'aga de ce bourg, en nous voyant accompagnés de notre bek, et placés sous sa protection par le gouverneur de Saouk-Boulak, se donna beaucoup de mouvement pour nous bien recevoir. Il nous fit apporter le thé et tout ce qu'il nous fallait; il vint même nous faire visite, nous traitant avec toutes les marques de la plus grande politesse et de l'hospitalité proverbiale, mais pas toujours vraie, du pays. Il se récria beaucoup quand je parlai de payer notre dépense, et pensa se fâcher quand j'insistai. Il en résulta que nous dûmes lui donner comme pichkèch le double de la valeur de ce qu'il nous avait fourni.

De Kara-kent à Séráh où nous nous arrêtàmes le lendemain, le pays était encore plus peuplé. Je comptai jusqu'à douze ou quatorze villages qui étaient voisins de la route. Les pentes des montagnes étaient couvertes d'une herbe nouvelle, touf

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