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sait qu'autrefois l'aisance y avait répandu ses douceurs, mais que les temps ayant changé, on n'en retrouvait plus que les traces à demi effacées. La maîtresse du logis était une veuve qui avait, au service du roi, deux fils, alors sous-lieutenants ou dahbachis dans un régiment affchar.

Le lendemain nous arrivâmes à Ourmyah qui n'était qu'à une distance de quatre farsaks d'Ouzarlou. Il y a dans les environs de cette petite ville un si grand nombre de villages, qu'il est difficile de la distinguer au milieu d'eux. Avant de visiter ce district exceptionnel, je n'eusse jamais pensé qu'il pût se trouver, en Perse, un pays aussi peuplé et aussi fertile.

Nous savions qu'il se trouvait à Ourmyah un Français, M. Theophane qui, après avoir remis à la direction du père Fournier l'école de Tabriz, était venu là en ouvrir une nouvelle à laquelle il donnait tous ses soins. Nous nous fimes conduire chez lui; il habitait une très-jolie maison appartenant au médecin du prince Malek-Kassem-Mirza, gouverneur d'Ourmyah. La maison étant fort grande et le hekim étant une de nos anciennes connaissances de Tabriz, M. Theophane nous y reçut et nous y logea très-confortablement. Nous venions de descendre de cheval, lorsqu'un ferrach du prince se présenta de sa part. Il nous dit que son maître avait été prévenu de notre arrivée, et qu'il venait, par son ordre, nous inviter à prendre possession d'un appartement qu'il avait fait préparer dans son palais, à une demi-farsak de la ville. Nous étions très-flattés et très reconnaissants de cette attention du ChâbZadeh, mais l'hospitalité qu'il avait la bonté de nous offrir nous laissait entrevoir trop d'inconvénients pour que nous l'acceptassions. Son entourage, ses gens, nous faisaient crain

dre une gêne dont nous aurions de la peine à nous affranchir; nous préférions notre liberté et la modeste mais cordiale réception que nous faisait M. Theophane. En conséquence, nous chargeâmes le ferrach de porter au prince nos remerciements, et de lui dire que nous ne tarderions pas à aller nous-mêmes lui témoigner notre reconnaissance. Mais le Châh-Zadeh, plein de bienveillance et désireux de remplir, d'une manière quelconque, à notre égard, l'hospitalité que nous n'avions pas acceptée dans son palais, envoya de nouveau un de ses goulâms pour nous fournir toutes les provisions nécessaires. Notre dépense, calculée généreusement, avait été estimée à deux toumâns et demi par jour, ou trente francs environ. Notre vie était trop simple pour coûter quotidiennement cette somme; c'est à peine si elle se montait à huit ou neuf sabcrans, c'est-à-dire une dizaine de francs. Il en résulta que le ferrach, chargé du soin de nous entretenir de tout pendant notre séjour à Ourmyah, bénéficia de la différence. Il voulut partager avec nos gens, afin sans doute de mieux entrer dans les vues de son maître; mais, l'ayant su, nous nous y opposâmes et nous défendîmes qu'aucun de nos serviteurs acceptât un chaï. Nous ne voulions pas qu'on pût soupçonner des voyageurs français de recevoir de l'argent des Persans, indépendamment de l'hospitalité qu'ils en acceptaient quelquefois.

Sans attendre au lendemain, dès que nous eûmes changé nos habits de voyage contre une tenue plus convenable, nous nous rendimes chez le prince Malek-Kassem-Mirza. Nous le trouvâmes installé à une petite heure de la ville, au pied des montagnes, dans une villa assez jolie et très-bien située. Quand nous arrivâmes chez le Châh - Zadeh, il

jouait au billard. Il était vêtu à l'européenne, avec cette simplicité de bon goût qui distingue à la campagne l'homme comme il faut. A sa tournure, à son abord, au salut amical et gracieux qu'il nous fit en excellent français, nous aurions pu nous croire chez un châtelain des bords de la Seine ou de la Loire. Si nous eussions été seuls avec le prince, cette illusion eût pu se prolonger; mais il avait un entourage d'officiers, de Mirzas qui la dissipèrent bien vite. Le ChâhZadeh nous fit beaucoup de reproches de n'avoir pas voulu loger chez lui. Nous le remerçiâmes de manière à lui faire comprendre toute la reconnaissance que nous avions de ses prévenances, et les raisons que nous lui donnâmes pour rester à Ourmyah lui semblèrent de nature à nous excuser complétement. Nous le retrouvâmes tel que nous l'avions vu à Tabriz, l'année précédente : obligeant, gracieux, aimable, et plein de cette courtoisie qui distingue les hommes d'un rang élevé, en Perse comme en tout pays. Il nous fit promettre de passer avec lui la journée du lendemain tout entière, et, en vérité, nous n'eûmes aucune peine à prendre cet engagement.

Le lendemain donc, nous nous rendimes de nouveau et de bonne heure chez le prince. La journée nous parut fort courte; elle se passa en causeries dont le Châh-Zadeh faisait les frais avec son esprit et sa gaîté habituels. On joua au billard; après quoi on servit le déjeuner. Vint ensuite la promenade dans les jardins; puis le prince nous montra son palais en détail, et nous fit même voir son Andèroûm, mais cette fois après en avoir fait retirer les femmes. Pour employer le temps jusqu'au souper il nous proposa de prendre un bain. Rien ne pouvait être plus agréable à des voyageurs; aussi

fûmes-nous charmés de cette offre que nous acceptâmes avec empressement. Indépendamment du plaisir que nous y trouvions, dans les conditions où nous étions, elle nous prouvait une fois de plus combien étaient mis de côté par le prince les préjugés de ses coreligionnaires; car, en Perse, plus encore qu'en Turquie, les musulmans ont un éloignement prononcé pour un bain pris en compagnie d'un chrétien. En effet, ils se considèrent généralement comme souillés s'ils reçoivent les atteintes, les éclaboussures d'une eau qui a lavé les membres d'un guiaour. Je ne fus point étonné de voir le prince Malek Kassem-Mirza au-dessus de cette sotte prévention; il m'avait donné trop de preuves de son mépris pour tout ce qui sentait le fanatisme étroit de ses compatriotes. Je ne pus cependant me défendre d'être surpris qu'il bravat l'opinion de ses officiers et de ses serviteurs, en se baignant publiquement avec des frenguis. Son entourage ne devait certes pas partager sa manière de voir, et il est hors de doute que Son Altesse était blâmée et accusée tout bas de manquer à la religion musulmane. Mais c'était au prince à compter avec ses coreligionnaires, et nous n'entrâmes pas avec moins de plaisir dans sa salle de bain.

Sauf les dimensions, qui étaient plus petites, elle était disposée de la même façon que celles des Hammams publics. Après un vestibule bien clos, de manière à intercepter l'air extérieur, s'ouvrait une petite salle où était disposée une sorte d'estrade en marbre, sur laquelle portaient des colonnettes soutenant des arcades: c'était le lieu de repos, de kief, où nous laissâmes nos habits, et où se trouvaient préparés des lits pour nous recevoir après le bain. Au delà, après avoir franchi une double porte doublée de feutre, nous pénétrâmes

dans le lieu du bain, c'est-à-dire dans une espèce de rotonde à coupole, demi-obscure et remplie d'une vapeur dont la température était très-élevée. Tout y était brûlant, l'air ambiant, les dalles du sol et les murs du pourtour. Nous nous assîmes sur le pavé de marbre bien lavé et luisant comme un miroir; des baigneurs s'emparèrent de nous et commencèrent à nous masser en pétrissant nos membres entre leurs doigts. Cette opération fut longue, mais le prince, avec son entrain habituel, nous la fit paraître courte, ainsi que celles qui consistent en frottement, savonnage et ablutions avec une eau presque brûlante versée sur toutes les parties du corps. Après ces manipulations pendant lesquelles on s'abandonne entièrement à son baigneur, on nous fit entrer dans une piscine pleine d'eau tellement chaude qu'il fallut nous y habituer peu à peu, avant de nous y plonger en entier, et qu'il nous fut impossible d'y demeurer plus de quatre à cinq minutes. Il y avait bien une heure et demie que nous étions ainsi exposés à cette température et à une vapeur asphixiante, nous nous sentions énervés par l'effet de l'une et de l'autre, quand les baigneurs vinrent nous verser subitement sur la tête une eau froide qui, répandue de toute part, nous causa, au premier instant, un saisissement et une suffocation peu agréables; mais, ce premier moment passé, nous nous sentimes mieux, et la fraicheur de cette eau, coulant sur tout notre corps, depuis le sommet de la tête, nous avait vivifiés, ranimés, en donnant une nouvelle vigueur à nos membres engourdis; c'était la dernière opération. Le ChâhZadeh donna alors l'ordre d'apporter une collation qui consistait en cœurs de salade, préparés avec beaucoup de soin, et sur lesquels je ne le vis pas sans étonnement se précipiter

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