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fanatisme sauvage qui les caractérise, ils nous avouaient la haine qu'ils ressentaient pour les Frenguis, qui sont des Guiaours. « Mais, ajoutaient-ils, tout en jetant un regard « fauve sur la longue lance accrochée à leur mur, vous << recevez notre hospitalité, vous êtes, pour le moment, sacrés «‹ à nos yeux. » Ce qui voulait dire, pour qui connaît les Kurdes, leur goût pour le pillage et le sang: si nous vous rencontrions avec la chance de vous vaincre, nous vous attaquerions, votre bagage serait à nous, et votre poitrine percée par nos kandjiars.

Pour tuer le temps, je fis comprendre à une jeune femme dont le costume était fort original, que je serais très-heureux qu'elle me permît de le dessiner. Afin que ma demande, fort indiscrète aux yeux d'un Musulman, ne fût pas rejetée par le mari, je l'appuyai de l'offre d'une petite monnaie d'or. Les deux époux se prêtèrent de suite, et de la meilleure grâce du monde, à mon désir, ce qui me fit penser que les Kurdes devaient être moins bons musulmans que les Turcs.

Fatmé, c'était ainsi que se nommait la jeune Kurde, portait une longue robe rouge, serrée autour des reins par un chale jaune à petites palmes; des manches blanches, trèslarges et très-longues, pendaient de ses épaules jusqu'à terre. Elles étaient d'une étoffe transparente qui laissait voir ses bras ornés de plusieurs bracelets d'argent et de verroterie de toutes couleurs. Son teint était très-brun; ses traits réguliers ne manquaient pas d'une certaine accentuation énergique et intelligente. Ses yeux et ses sourcils étaient parfaitement noirs, et ses dents fort blanches prêtaient à sa bouche un ornement dont avaient besoin ses lèvres un peu épaisses. Elle avait sur la tête une calotte en drap rouge, qu'entou

raient, pour la maintenir, des rubans noirs auxquels étaient suspendus, en couronne, une quantité prodigieuse de petites pièces d'or de tous les coins et de toutes les grandeurs. Des pendants d'oreille très-allongés, composés de perles de corail et de verroteries mélangées, venaient jusque sur sa poitrine se mêler à une profusion de colliers de toutes nuances et de toutes matières; l'or, l'argent, le corail, le verre, les amulettes, s'y confondaient au point qu'on ne distinguait plus rien.

Pendant que je mettais ainsi à profit la complaisance de Fatmé, son mari, penché sur mes épaules, ne perdait pas un trait de crayon; il paraissait ravi de la 'promptitude avec laquelle le croquis se trouvait tracé. Pour être juste envers lui, je dois dire que ce qui lui plaisait le plus dans ce dessin, c'était le prix par lequel j'avais alléché ses préjugés. Mais quand je voulus le lui remettre, la femme le réclama comme un gain acquis par elle seule, par sa docilité et sa patience. Elle convoitait sans doute ma modeste pièce d'or pour l'ajouter à la guirlande qui retombait sur son front, comme le chasse-mouche sur le nez d'un cheval harnaché à la hussarde. Je laissai le mari et la femme vider le différend entre eux, tout en remettant mon offrande à qui de droit.

La journée tirait à sa fin, et le temps ne paraissait pas devoir s'améliorer. Nous étions au fond d'une de ces petites vallées en forme d'entonnoir, comme on en trouve fréquemment dans les montagnes. Sans horizon, elle était dominée de tous côtés par des pics glacés.-Le vent s'y enfournait avec violence en labourant et éparpillant la neige de toutes parts.

La nuit précédente nous avions entendu les hurlements

rapprochés des loups, auxquels répondaient les aboiements. de gros chiens en vedette sur chaque maison. Au jour, nous eùmes la satisfaction de voir ces mêmes loups descendre par bandes énormes des sommets les plus élevés, et venir, à quelques centaines de pas, flairer les troupeaux, dont les pâtres nous dirent qu'ils trouvaient toujours moyen de dérober quelques brebis. Pendant cette longue journée, qu'ils ne savaient comment employer, plusieurs d'entre nous allèrent s'embusquer dans des trous, et, cachés sous la neige, envoyèrent quelques balles à ces visiteurs affamés. Mais les coups de feu ne parurent point les intimider, quoiqu'ils n'eussent pas la hardiesse de venir plus près du village. Il fallait bien ne savoir que faire pour se livrer à ce passetemps glacial et sans résultat.

Le second jour ne fut pas plus favorable que ne l'avait été le premier, et nous dûmes encore renoncer à quitter Daar. L'ambassadeur envoya des hommes de corvée pour essayer de faire un passage dans la partie la plus difficile à franchir. Fesy, le Tchiaouch-Bachi, se joignit à eux. Il devait marcher tant qu'il pourrait, et revenir le soir dire comment il avait trouvé la route. Ce brave homme, véritablement courageux, était flatté de la confiance qu'on avait dans sa bonne volonté et sa résolution. Il partit en riant, sa pipe d'une main, sa bride de l'autre, s'en reposant sur Dieu du soin de le ramener. Il ne revint que le soir, couvert de neige et de givre, mais il était triomphant; il avait dépassé le sommet du Djedek, col de Kussèh-Dâgh, et assurait que nous pourrions le franchir le lendemain.

Le lendemain donc, le ciel étant un peu moins noir, nous pliâmes bagage, enchantés de quitter Daar, et préférant

mille peines ou dangers à un plus long séjour parm ses farouches habitants. Quarante hommes étaient partis, dès le point du jour, avec pelles et pioches, pour faire une tranchée dans la neige, au point où la montagne devait nous offrir le plus de difficultés. L'expérience que nous commencions à avoir de ces routes pénibles, et la perte que nous avions faite, dans notre dernière marche, de quatre chevaux ensevelis dans la neige, nous suggérèrent quelques dispositions dont l'effet devait être de ne laisser en arrière ni traînard ni bagage. Quelques-uns d'entre nous reçurent en conséquence la mission de fermer la marche, et de rester constamment derrière le dernier mulet de la caravane, afin qu'aucune charge ne fût abandonnée, en cas d'accident, dût-elle être portée par les muletiers eux-mêmes. Ceux qui acceptèrent cette surveillance à l'arrière-garde d'une colonne dont l'ordre était rompu à chaque instant par les difficultés de la marche, purent se convaincre qu'elle n'était point inutile. A chaque pas les mulets trébuchaient ou s'enfonçaient; les ballots roulaient et disparaissaient dans la neige. Il fallait les relever, les recharger, pour recommencer plus loin. Les pauvres Katerdjis étaient sans cesse occupés à rattacher les bâts et ce qu'ils portaient sur le dos de leurs bêtes.

Mais le ciel était devenu magnifique et le soleil nous ranimait tous. Nous fùmes assez heureux pour que ces accidents n'eussent pas d'autre résultat que de ralentir notre marche. Nous eùmes, le long de notre route, la preuve qu'il aurait pu en être autrement, et que les conseils d'Abdoullad-Bey, comme les craintes des habitants de Daar, n'étaient pas dénués de raison. Nous rencontrâmes en plusieurs endroits, mal recouverts par la neige, des lambeaux de vêtements

et des cadavres de chevaux. A moitié dévorés par les bêtes féroces et les oiseaux de proie, ils témoignaient des dangers auxquels avaient succombé récemment de malheureux voyageurs surpris par une de ces bourrasques que nous avions vues parcourir avec fureur toutes les gorges de ces montagnes. Cependant cette fois nous n'eûmes à déplorer aucune perte.

Les quarante travailleurs chargés de faire une trouée pour que nous passions, avaient bien réussi à tracer un chemin ; mais il était tellement mou, que les premiers chevaux y entrèrent jusqu'au poitrail. Peu à peu chaque cheval durcit avec ses sabots ce sol mouvant, et les derniers cavaliers, passant assez facilement, ne se doutaient pas des culbutes qu'avaient faites ceux qui les précédaient. De chaque côté de ces étroites et profondes coupures étaient des murailles de neige qui avaient jusqu'à douze pieds de haut, que nous touchions des deux genoux, et entre lesquelles nous disparaissions tout entiers, glacés par un froid excessif qui rayonnait de toutes parts.

Après avoir franchi heureusement le pas le plus dangereux, nous arrivâmes au petit village de Kurd-Ali, dont les habitants parurent fort surpris de notre témérité. Nous y trouvâmes plusieurs caravanes arrêtées depuis plusieurs jours. Notre exemple rendit un peu de courage aux Katerdjis qui, après s'être consultés, résolurent de profiter, avant la nuit, du sentier que nous venions de leur frayer si pénible

ment.

Nous achevâmes notre étape, qui ne fut pas de moins de huit heures. C'était la marche la plus aventureuse et la plus rude que nous eussions encore faite. Nous passâmes la nuit à Mollah-Suleiman, grand village assez bien bâti, et assez

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