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aucun regret de quitter Erzeroum qui, malgré toutes les bontés du Pacha, ne pouvait être pour nous une Capoue. Aussi nous préparions-nous à marcher en avant avec résignation, et dans l'espoir d'en finir bientôt avec ces affreux frimas. Mais nous ignorions les horreurs qui nous attendaient non loin de là.

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Le 30 décembre nous sortimes d'Erzeroum au milieu d'une nombreuse troupe de cavaliers de toutes sortes, Européens, Arméniens, Turcs, officiers du Pacha envoyés par lui pour faire honneur à l'ambassadeur. Mais le froid était tellement grand que cette brillante escorte n'eut pas le courage de nous accompagner bien loin. Les plus délicats ne tardèrent pas à nous quitter. Peu à peu les rangs s'éclaircirent, et bientôt nous nous trouvâmes seuls, au milieu d'un immense désert de neige, sur lequel il était impossible de deviner une route.

CHAPITRE V.

Hassan-Khaleh. - Passage de l'Araxe. - Delibaba. - Ouragan de neige.- Daar. - Passage du Djedek. - Mollah-Suleïman. — Beloul-Pacha. - Karakilissèh. Guilassour. Utch-Kilissèh. - Diadin. · Mont Ararat. Arrivée à Bayazid.

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La journée était déjà fort avancée. Notre colonne était divisée par petits groupes de distance en distance. La différence du pas des chevaux allongea peu à peu ces espaces, et chaque groupe isolé ne tarda pas à marcher seul, sans s'inquiéter des autres. Nous traversions un pays où l'on ne distinguait aucune trace de chemin dans la neige. Chacun marchait de son côté. Aussi, dans l'ignorance de la direction qu'il fallait suivre, plusieurs d'entre nous s'égarèrent.

Resté seul avec un de mes compagnons, je ne sais ce qui arriva des autres qui allaient sans doute, comme nous, à l'aventure. Nous forcions nos montures, car la nuit venait à grands pas. Les cimes blanches des montagnes, tout à l'heure encore dorées par un dernier rayon du soleil, commençaient à bleuir et s'assombrissaient rapidement. Rien sous nos pas ne nous donnait confiance dans la route que nous suivions. Tout, au contraire, nous faisait penser que nous étions dans une mauvaise voie. Nous voulûmes regagner celle que nous supposions la bonne, en coupant brusquement sur notre gauche. A chaque pas nous nous enfonçions dans une neige

profonde. Nous roulions avec nos chevaux dans des ravins que le vent avait comblés, en y portant les petites avalanches qu'il soulevait dans la plaine. Mais sur une neige si épaisse les chutes étaient sans danger, et nous en prenions gaiement notre parti..

Cependant, ce qui ne nous provoquait pas autant à rire, malgré notre philosophie, c'était la nuit qui était tout à fait close, et la crainte que nous commencions à avoir de coucher à la belle étoile. Depuis quelques instants nous éperonnions plus énergiquement nos montures, quand nous vinmes à reconnaître une faible trace qui, malgré l'obscurité, se laissait apercevoir sur la blancheur du sol, et attestait le passage récent d'une caravane. Reprenant confiance, grâce à cette découverte, nous poussàmes vigoureusement dans la direction des pas symétriquement empreints par des chameaux sur la neige.

Mon cheval ne voulait plus aller; celui de mon compagnon, plus obéissant au fouet et aux éperons, trottait encore. Peu à peu il me devança, et je finis par me trouver seul. J'ignorais à quelle distance j'étais du gite, si même j'étais sur la route qui y conduisait. Dans la crainte de perdre la piste que nous avions découverte, je me penchais, tout en cheminant, sur un de mes étriers, et je regardais avec la plus minutieuse attention si je ne m'en écartais pas. Je ne sais combien de temps se passa de la sorte, mais j'étais transi de froid, et mon cheval ne pouvait plus aller, quand il s'arrêta en hésitant sur le bord d'une rivière gelée. Au delà, j'apercevais des lumières vacillant d'une manière indistincte. Je ne savais si c'était Hassan-Khalèh, halte du jour, mais enfin c'étaient des habitations, et plutôt que d'errer toute

la nuit, je résolus d'aller y chercher un abri. Sans connaître la profondeur de la rivière, sans savoir si la glace pouvait nous porter, mon cheval et moi, je me hasardai à la passer. A peine étions-nous arrivés au milieu que la glace se rompit. Au même moment, et dans la perplexité où je me trouvais, les jambes dans l'eau, je m'entendis apostropher sur l'autre bord par un groupe de cinq ou six cavaliers armés, dont les lances brillaient aux premiers rayons de la lune qui se levait. La position était critique. Je les pris pour des voleurs et je me mettais en défense, quand, à la faveur de quelques mots turcs que je savais, je compris qu'ils cherchaient l'Elchi. Ce devaient être des amis. Cependant, sans remettre dans mes fontes le pistolet que j'en avais tiré à leur vue, j'allai jusqu'à eux; je me fis reconnaître pour être de la suite de l'ambassadeur. Ils m'apprirent que j'étais tout près du village où l'on devait coucher, qu'il était là où scintillaient les lumières que j'avais distinguées, et ils m'y conduisirent.

Le compagnon qui m'avait abandonné y était déjà depuis près d'une heure; je le trouvai installé auprès d'un grand feu qui m'eut bientôt fait oublier toutes mes misères de la soirée. Les cavaliers que j'avais rencontrés avaient été dépêchés par lui à la recherche de l'ambassadeur, personne de sa suite n'ayant encore paru. Il se passa plus d'une heure avant que nous fussions tous réunis.

Assis enfin autour d'une excellente cheminée, et appel fait de tout notre monde, personne ne manquant, il y en eut pour chacun à raconter ses aventures et ses tribulations pendant cette longue et froide soirée.

Nous passàmes la nuit à Hassan-Khaleh, qui est une petite

ville fortifiée, au pied d'une colline qui porte une vieille citadelle crénelée. Murs, citadelle ou maisons, tout tombait en ruines.

Dans le voisinage est une source d'eau thermale au-dessus de laquelle une coupole posée sur quatre murs abrite quelques rares baigneurs. Nous la vîmes le lendemain en partant de Hassan-Khalèh. Non loin de là, nous traversâmes l'Araxe sur un pont de pierre à neuf arcades que l'imprévoyance des Turcs laisse dans un délabrement déplorable. Les eaux du fleuve charriaient d'énormes glaçons qui descendaient assez rapidement vers la mer Caspienne.

Nous couchâmes au village d'Amracoum. Nous nous y éveillâmes le 1er janvier 1840, et ce fut au milieu des cahuttes de ce pauvre hameau que nous nous souhaitâmes une heureuse année, tout en mettant le pied à l'étrier pour faire une traite rapide jusqu'au bourg de Delibaba. Cette journée fut beaucoup moins froide que les précédentes; il y eut même un peu de dégel, et le thermomètre était remonté de dix degrés. Nous rencontrâmes plusieurs villages, tous habités par des chrétiens qui forment la plus grande partie de la population de cette contrée à laquelle on donne le nom de Pazïn. L'étape vers laquelle nous marchions était un des bourgs importants de ce district particulier. Delibaba est en effet un grand village mieux bâti, et où, en apparence du moins, il règne plus d'aisance que dans la plupart de ceux que nous avions rencontrés sur notre route depuis Trébizonde. Il est situé à l'extrémité d'une belle plaine dont l'hiver nous empêchait de juger la fertilité, mais qui nous parut devoir mériter les travaux et les efforts des agriculteurs, que nous révélaient de nombreux instruments aratoires et même des

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