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que le brouillard nous avait dérobée le soir précédent. Il s'était dissipé, et nous pûmes apprécier l'étendue du vaste bassin enfermé de toutes parts entre des chaînes qui reliaient sans interruption le Caucase et le Taurus. Le pays plat que nous allions traverser était celui où, pour la première fois, les eaux de l'Euphrate, divisées en plusieurs lits, coulaient paisiblement. Jusque-là, et depuis leur source, elles étaient plus ou moins entraînées sur les pentes des ravins qui les contenaient, ou brisées par les rocs de granit qu'elles rongeaient en mugissant. Nous passâmes un des bras du fleuve à gué, au milieu des glaçons brisés par les fers de nos chevaux. A en juger par la nature des rives de ce cours d'eau, aux traces creusées à différentes hauteurs sur les berges peu élevées, mais éloignées du lit actuel, nous reconnûmes que cette rivière, peu profonde et peu large en ce moment, devait s'étendre considérablement de chaque côté, lors de la fonte des neiges. L'aspect même de cette plaine que dominaient des masses gigantesques de neige, prouvait qu'elle devait être le vaste réservoir où s'écoulaient de tous côtés les mille ruisseaux formés par le soleil du printemps.

Elle présentait, au reste, quand nous la traversâmes, l'aspect d'un grand désert éblouissant de blancheur; dans son silence profond, elle semblait être le séjour de la mort dont le linceul grandiose était étendu par terre pour y recevoir la dépouille de tout un monde. Excepté le bruit de nos sabres frappant sur nos éperons, ou de la clochette lointaine du mulet qui marchait en tête de la caravane, rien ne s'entendait, rien ne rappelait une contrée habitée. Nous devinames cependant au loin, à leurs teintes grises qui se détachaient sur la neige, quelques cabanes de terre indices de

villages. Mais aucun être vivant n'annonçait qu'ils fussent peuplés. Les habitants, comme les marmottes de la Savoie, étaient rentrés avec leurs troupeaux au fond de ces antres souterrains, et attendaient là, dans un demi-sommeil, que la nature eût déposé son manteau de glace.

Au milieu de cet océan de neige, il eût été impossible de se diriger sans le secours de longues perches enfoncées dans le sol de distance en distance, et dont l'extrémité s'apercevait. Nous suivimes scrupleusement, sans nous en écarter d'un pas, ces précieux jalons, et nous atteignîmes vers le milieu du jour, le village de Poutchiki. MM. de Lavalette et Gérard ne s'y arrêtèrent pas, l'ambassadeur les dépêcha à Erzeroum pour y saluer le Pacha et le prévenir de son arrivée pour le lendemain.

Le 25 décembre, après avoir fait quelque peu de toilette, et nous être mis dans une tenue plus convenable que ne l'était celle que chacun de nous avait adoptée pour se garantir du froid, nous montâmes à cheval; nous devions, après une faible journée de marche, entrer à Erzeroum. Abdoullahbey, le colonel qui nous accompagnait, pensant que le peu d'heures que devait durer cette étape ne seraient peut-être pas suffisantes aux préparatifs de notre réception, nous fit faire une halte hors de la route, au petit village d'Elidjèh. Il avait eu l'attention d'y faire préparer quelques pipes et d'excellent café. Nous y fûmes très-sensibles, car il faisait un froid de 18°, et nous avions humé un brouillard qui nous avait gelé les entrailles. Quand nous fùmes bien réchauffés, et que le colonel eut jugé le moment venu de repartir, nous remontâmes à cheval.

Il était deux heures quand nous arrivâmes en vue d'Erze

roum. A une demi-heure des murailles de la ville, nous rencontrâmes une compagnie d'infanterie et un groupe nombreux d'officiers de tous grades envoyés par le Pacha. L'un d'eux, qui marchait en tête, s'avança pour complimenter l'ambassadeur et lui offrir, de la part d'Hafiz-Pacha, un beau cheval arabe, gris, complétement et richement harnaché. C'était, disait-on, celui qui portait le Pacha à la bataille de Nezib, et qui lui sauva la vie par sa vitesse, quand il fut obligé de chercher son salut dans la fuite. M. de Sercey quitta de suite le sien et monta celui qu'il venait de recevoir. Tous les officiers turcs se mêlèrent à nous, et nous entrâmes dans Erzeroum, précédés par l'infanterie qui nous avait rendu les honneurs militaires. Nous passâmes sous des voûtes épaisses fermées par des portes doublées en fer, dont les gonds étaient fixés à d'antiques et fortes murailles. L'ambassadeur alla tout droit au sérail du Pacha, où nous mîmes pied à terre au bruit du canon qui saluait la France.

CHAPITRE IV.

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Son hospitalité. - Description d'Erzeroum. Sa population.
Présents faits par le Pacha.

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L'ambassadeur voulait, avant toutes choses, remercier le Pacha de la distinction avec laquelle il l'avait fait recevoir par son frère, à son arrivée dans son pachalik, ainsi que des honneurs qu'il lui rendait lui-même à Erzeroum. Nous montâmes donc chez Hafiz-Pacha qui, contrairement aux usages turcs, se leva et vint au-devant de M. de Sercey. Il nous fit asseoir tous à ses côtés sur son divan, au grand étonnement de ses officiers qui, après s'être prosternés à ses pieds, allèrent humblement s'agenouiller au bout du tapis qui couvrait le plancher de l'appartement. Le Pacha fit beaucoup d'amitiés à M. de Sercey, et lui répéta plusieurs fois qu'il était le bienvenu, khoch-gueldi. Nous le trouvâmes de la plus grande simplicité, et d'une affabilité charmante. Sa physionomie franche et expressive, ses yeux pleins de vivacité et d'esprit, nous étonnèrent tout d'abord, car nous ne retrouvions plus en lui le type turc. Cette première entrevue dura près d'une heure, et ce fut au milieu des témoignages d'une .franche sympathie et des instances que le Pacha faisait pour retenir l'ambassadeur tout l'hiver, qu'on apporta les tchibouks, et qu'on servit le thé et le café.

L'ambassadeur complimenta Hafiz-Pacha à l'occasion d'un

succès qu'il avait récemment obtenu dans une expédition contre les Kurdes. Il leur avait enlevé des chevaux, des troupeaux, ainsi que quelques prisonniers. Le Pacha agréa les compliments, tout en disant « qu'il regrettait d'avoir été

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obligé de sévir, mais que, depuis trop longtemps, les «< Kurdes exerçaient leurs brigandages, et qu'il y avait eu, << pour lui, nécessité de les punir, afin de les intimider. » Le Pacha pressa vivement M. de Sercey de passer l'hiver à Erzeroum, à cause du mauvais temps et du froid. L'ambassadeur dit qu'il ne pouvait ainsi disposer de son temps, qu'il lui fallait exécuter les ordres du roi. A quoi il lui fut répondu par Hafiz-Pacha « qu'il n'insistait plus, qu'il se taisait devant << une pareille considération, car il savait ce que c'était que << d'obéir à son souverain. »

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L'ambassadeur remercia le Pacha d'avoir envoyé au-devant de lui des officiers de sa maison et de ses troupes; il lui exprima le regret de les avoir fait attendre par le froid qu'il faisait. « Il n'ont fait en cela que leur devoir, répliqua le Pacha, et une chose qui leur a été personnellement agréable; ils auraient voulu faire davantage, et ils auraient << ambitionné l'honneur de lui rendre hommage au moment <«< où il mettait le pied sur la terre d'Asie. Mais, ajoutat-il, cela n'a pas dépendu d'eux plus que de lui-même ; <«< Trébizonde est dans un gouvernement séparé du sien, et il « ne lui appartenait pas d'aller y remplir les devoirs d'une hospitalité réservée à un autre. » A l'air du Pacha, en prononçant ces paroles, nous pûmes croire qu'il avait connaissance de la manière dont nous avions été traités dans le pachalik de Trébizonde.

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Là-dessus nous primes congé du Pacha, qui nous fit pro

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