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en forme de massue. Quelques-uns avaient des fusils à mèche. C'était un spectacle saisissant, à cette heure avancée, que cette tribu cheminant silencieusement au pied de l'imposante chaîne du Bi-Sutoun. A la clarté de la lune, toutes ces physionomies sauvages prenaient un caractère plus énergiquement accentué par les ombres vigoureuses que produisaient ses rayons. Cette rencontre produisit sur moi une profonde impression; elle me fit l'effet d'une scène de Callot, peinte par Salvator-Rosa.

Je n'arrivai qu'à onze heures du soir sur le lieu où je devais de nouveau camper. J'étais revenu à Bi-Sutoun avec l'intention d'y copier les inscriptions. J'espérais réussir au moyen de deux échelles que je rapportais de Kermanchâh, et que je comptais mettre l'une au bout de l'autre. En les plaçant aussi haut que possible sur les rochers, je pensais pouvoir atteindre une petite plate-forme qui avançait sur le plan des tablettes gravées. Mais, vain espoir, mes deux échelles appliquées contre la montagne, il s'en fallait encore de beaucoup que leur dernier échelon fût au niveau de la partie du roc sur laquelle il fallait nécessairement se placer. Que faire? Il y avait impossibilité absolue sans un échafaudage construit exprès et dont la pose aurait rencontré elle-même de grands obstacles. Je n'avais d'ailleurs, à ma disposition aucun moyen de recourir à ce mode d'ascension. Je n'avais ni bois, ni cordages, le pays ne m'offrait aucun ouvrier qui pût les mettre en œuvre, dans le cas où j'eusse réussi à me les procurer.

Néanmoins, je voulus tenter un effort, essayer d'escalader les roches polies et perpendiculaires en m'aidant de quelques crevasses qu'elles présentaient comme points d'appui. Je

quittai mes chaussures, afin de ne pas glisser; je m'accrochai par les mains et par les pieds, à toutes les aspérités que je pouvais saisir ; je gravis ainsi ce roc péniblement, m'arrêtant après chaque élan pour préparer un nouvel effort, et craignant, à chaque mouvement, d'être précipité en bas. Je ne sais combien de temps je mis à parvenir au but, mais il me parut long, et je ne croyais pas réussir, quand je sentis sous ma main le rebord de la plate-forme; il était temps, car mes doigts fatigués, écorchés, n'avaient plus la force de me hisser, ils s'ouvraient malgré moi et allaient lâcher prise. J'avais les pieds et les mains en sang. Enfin, j'étais sur la saillie du rocher, au-dessous des inscriptions que j'apercevais distinctement. Je repris un instant haleine, après quoi j'examinai les tablettes gravées. Quels ne furent pas mes regrets de m'être donné tant de mal, en reconnaissant qu'il était impossible d'en prendre copie. Cette impossibilité résultait de l'élévation où elles étaient encore, ainsi que du peu de largeur de la plate-forme où je me trouvais forcé de me tenir presque collé contre la pierre, sans pouvoir me reculer d'une semelle. J'étais donc monté là pour rien; car pour prix de mes peines, je ne pus que constater simplement que ces inscriptions sont toutes cunéiformes, gravées sur sept colonnes contenant chacune 99 lignes, et qu'au-dessus des figures, il y a encore plusieurs petits groupes de caractères semblables.

Mais ce n'était pas tout; le plus difficile était de retourner en bas. J'étais à 25 mètres de hauteur, et je ne pouvais penser à descendre autrement qu'à reculons, embrassant et saisissant avec les ongles le rocher, comme j'avais fait en montant : c'était une véritable gymnastique de lézard. Je fus

cependant assez heureux pour arriver en bas, mais meurtri, coupé par les angles aigus des pierres, tout déchiré et saignant. L'amour du devoir est un beau sentiment; l'étude de l'antiquité est un noble mobile assurément, mais à quoi n'exposent-ils pas quelquefois ceux qui en sont pénétrés et y obéissent?

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Ma tentative et l'escalade que j'avais faite ayant été infructueuses, je cherchai dans la campagne quelques débris à étudier, en attendant le retour de M. Coste. Je recueillis ainsi les dessins et les inscriptions de plusieurs pierres sculptées, la plupart provenant de tombes très-anciennes. Ces fragments funéraires portaient des inscriptions couffiques dont les caractères en relief étaient d'une grande pureté et très-ornés.

Je visitai aussi plusieurs ravins ou cavernes du mont BiSutoun, dans lesquelles je me plaisais à admirer l'âpreté des formes et la couleur sombre des rochers qui sont d'une espèce de basalte dont les larges bancs superposés se prolongent sur les flancs de la montagne. Dans ces courses faites à l'aventure, je rencontrais des bêtes fauves et des aigles qui

s'enlevaient tranquillement à quelques pas de moi. C'étaient les seuls êtres qui vécussent dans ces tristes solitudes.

Un jour, près de mon camp, je fus accosté par deux Kurdes qui, après avoir échangé avec moi quelques paroles, me firent de pressantes sollicitations pour aller les visiter sous leur tente et y voir un enfant malade. Je ne pus leur faire comprendre que je n'étais nullement médecin; car pour les Orientaux, tout Frengui est hekim, et, malgré toutes les peines que je pris pour leur persuader que je n'avais pas la science qu'ils me supposaient, je fus obligé de les suivre. Je me tirai d'embarras en leur donnant quelques gouttes d'un collyre que j'avais reçu du docteur Lachèze, et un peu de sucre en poudre; ils avaient une très-grande foi dans l'efficacité de ce dernier remède qu'ils appliquaient sur les yeux par insufflation.

La bonne volonté dont j'avais fait preuve auprès de ces Kurdes me valut, de leur part, une reconnaissance dont le résultat fut de me faire voir un des points curieux de cette localité. Ils m'offrirent de me conduire à ce qu'ils appelaient le Takht-i-Chirin ou Trône de Chirin. Je ne demandais pas mieux, et, bien que la distance fût assez longue et difficile à parcourir, je me préparai à les suivre. Nous montâmes à cheval, et, suivant quelques instants la berge du Gamasiah, en descendant cette rivière, mes guides s'arrêtèrent devant une plage sablonneuse où était un gué. Nous lançames nos chevaux dans l'eau; elle était profonde, même en cet endroit choisi, et nous n'étions pas au milieu de la rivière que le poitrail de nos montures était submergé. Nous allions atteindre l'autre bord, quand les deux Kurdes me firent remarquer, entre deux eaux, des restes de maçon

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