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seraient tentés de voyager dans quelque partie que ce soit de l'Orient, en les engageant à ne jamais troquer leur costume européen contre celui du pays où ils sont.

Les journées que je passais dans ma grotte de Tâgh-iBostân étaient, comme on le pense, d'une triste monotonie, quoiqu'elles fussent très-laborieuses; les événements qui auraient pu m'y apporter quelque distraction n'étaient pas de nature à me les faire souhaiter. Aussi, préférais-je la solitude complète aux visites auxquelles j'étais exposé de la part des habitants du pays. Pour être juste envers tout le monde, je dois dire pourtant que, dans le nombre des Persans qui venaient voir les monuments, et dans la curiosité de qui j'entrais pour une bonne part, il s'en trouvait parfois d'aimables et dont la conversation n'était point dénuée d'intérêt. Ce n'était pas de l'érudition historique ou archéologique que je leur demandais; mais j'en voyais qui connaissaient bien leurs poëtes, leurs historiens nationaux, et qui me contaient des légendes, en partie réelles, en partie fabuleuses, dans lesquelles il y avait presque toujours quelque chose à prendre, ne fût-ce que leur originalité et les frais d'imagination des poëtes. D'ailleurs, laissant de côté le merveilleux qui séduit tant les Orientaux, il me restait souvent à faire, d'après leurs narrations, une étude de mœurs et de caractère national.

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Il me vint, un matin, un Khân qui était de ces rares visiteurs que j'avais du plaisir à recevoir. Du fond de ma caverne, quand ils arrivaient sur l'autre bord du ruisseau, j'examinais leur physionomie et leur allure; si elles étaient de nature à me rassurer sur leur politesse, s'ils me témoignaient des égards et paraissaient craindre de m'importuner,

j'allais au-devant de leurs désirs. Au lieu de faire tirer de mon côté le pont volant jeté sur l'eau, je les invitais à le franchir, et je leur faisais les honneurs de Tàgh-i-Bostan avec courtoisie. - C'est ce qui était arrivé pour le Khàn dont je parle, qui avait des manières et une conversation si engageantes, que je lui offris même à déjeuner. Il accepta sans trop de façons, et nous passâmes ensemble quelques heures fort agréables. Mais il n'en était pas toujours ainsi, tant s'en faut; et souvent j'avais à me défendre contre des agressions qui furent quelquefois tellement hostiles, qu'il me fallut recourir à des démonstrations armées; elles eurent d'ailleurs toujours le même succès. Ceux qui se croyaient le droit d'insolence vis-àvis d'un chrétien qu'ils voyaient absorbé dans un travail qui eût été chez eux tout au plus digne de l'attention d'un simple mirza, changeaient tout à coup de ton et de manières. quand ce chrétien, fatigué de leur importunité, laissait là ses crayons et ses compas pour saisir un sabre, ou seulement un bâton. Je dois dire que dans ces occasions je n'ai jamais trouvé de récalcitrant. Si quelque Kermanchaï a conservé des traces du châtiment qu'il s'est attiré, il s'en est contenté, et je n'en ai point rencontré qui ait poussé l'épreuve au delà des premiers coups; ils comprenaient que le Frengui qui était venu planter sa tente dans ce pays sauvage n'était pas un timide Mirza.

Quelques jours s'étaient écoulés depuis la visite que m'avaient faite les deux voyageurs anglais dont j'ai parlé, et je ne les avais pas revus. Je me l'expliquais d'autant moins, qu'ils m'avaient dit d'une manière très-positive qu'ils reviendraient le lendemain et les jours suivants, parce qu'ils avaient

le désir d'étudier plus complétement ces antiquités. Quel fut mon étonnement, quand je reçus une lettre de l'un d'eux, de M. Layard, qui m'apprenait qu'ils ne pouvaient revenir. -Le Serdar avait l'ordre de les faire garder à vue. Ils lui étaient désignés comme suspects, et gens à ne pas laisser circuler librement. Il les faisait partir le lendemain, sous bonne escorte, et les envoyait au camp du Châh qui devait être à Hamadân. Cette manière sommaire d'arrêter des voyageurs européens me paraissait insolite, et quelque peu inquiétante pour nous-mêmes; car rien ne me répondait que, dans telles circonstances données, on n'agirait pas de même à notre égard. Mais j'aurai, plus loin, l'occasion de raconter quelques particularités qui se rapportent aux excursions de l'un de ces Anglais; elles prouveront que le gouvernement persan n'avait fait, dans cette occasion, qu'un acte de légitime défense de ses intérêts, et qu'il avait d'excellentes raisons de se défier des pérégrinations de ces deux voyageurs qui n'étaient autre chose que deux agents, espèce d'enfants perdus tels que l'Angleterre en répand dans toute l'Asie pour nouer ou entretenir à leurs risques et périls les intrigues au moyen desquelles elle corrompt et entraîne les uns afin de vaincre et asservir les autres. On les soutient, on les encourage autant qu'on peut. Échouent-ils? comme ils ne sont revêtus d'aucun caractère officiel, on les désavoue. S'ils réussissent, au contraire, et gagnent à l'Angleterre quelque population ou quelque territoire, la mère patrie les récompense, les accrédite, et leur exemple encourage d'autres aventuriers à tenter les mêmes entreprises pour en retirer des fruits semblables. On peut dire que ces agents volontaires sont les noeuds qui serrent les mailles de ce vaste réseau sous lequel l'Angleterre retient déjà

une si grande partie du globe. Cette politique peut être habile; mais elle est chanceuse pour ceux qui s'y dévouent, et l'Europe ne sait pas assez à quel point cette diplomatie machiavélique est odieuse aux peuples chez lesquels ses racines tracent sourdement dans le sol qu'elle finit par couvrir de parasites.

Une triste nouvelle vint m'affliger: A la fin de mon séjour à Tàgh-i-Bostân, trois des hommes de la suite de MM. de Beaufort et Daru avaient succombé à des maladies causées, pendant leur voyage, par des fatigues incessantes, un soleil ardent et la fièvre endémique qui règne dans ces contrées. L'un était mort à Mossoul, les deux autres s'étaient traînés jusqu'à Kermanchâh, où ils avaient rendu le dernier soupir.

Le 13 juillet, j'avais terminé le long travail que j'avais commencé le 25 juin; il y avait donc dix-huit jours que je vivais retiré dans la grande grotte de Tàgh-i-Bostân. Rien ne pouvait plus me retenir dans cette localité, que l'absence de M. Coste qui devait venir m'y retrouver. Mais je pris le parti d'aller l'attendre à Bi-Sutoun où je voulais tenter d'arriver jusqu'aux inscriptions que je n'avais pu voir que du pied de la montagne sur laquelle elles sont gravées à une grande hauteur.

Je pliai ma tente dans la soirée et je partis pour BiSutoun, sans passer par Kermanchâh qui eût inutilement allongé ma route. Je pris à travers la plaine solitaire, et, marchant droit devant moi, je longeai la base des montagnes.

La journée avait été très-orageuse. Les sommets du mont Bi-Sutoun étaient couverts de gros nuages rougeâtres, fortement découpés les uns sur les autres; le tonnerre grondait

à travers leurs couches épaisses, son bruit sourd allait se perdre dans les gorges que la nuit assombrissait déjà, et, au milieu des rochers dont les derniers rayons du soleil couchant éclairaient les pointes élevées, les roulements de la foudre se répétaient en échos prolongés. De larges gouttes d'eau semblaient vouloir dégager le ciel des masses noires qui l'obscurcissaient. J'attendais, avec un plaisir impatient, cette solution de l'orage, car je n'avais pas vu pleuvoir depuis plus de trois mois; mais la pluie ne vint pas. - La lune, en se levant, dégagea le ciel des nuages qu'elle refoula au loin. Sa lumière argentée, répandue sur la montagne, changea en effets fantastiques et bizarres les teintes sauvages et tristes que les nuées plombées du soir avaient données aux rochers âpres du Bi-Sutoun.

Depuis longtemps la nuit était venue, et nous cheminions encore. Nous approchions de Bi-Sutoun, quand nous rencontrâmes une tribu qui changeait de résidence, et allait se fixer dans les environs de Kermanchâh. La manière dont sa marche était organisée avait quelque chose de la prudence militaire. Nous nous trouvâmes d'abord en face d'une avantgarde composée d'une demi-douzaine d'hommes à pied, jeunes et alertes, armés de gros bâtons : c'étaient les éclaireurs. Derrière eux, marchaient une troupe de cavaliers conduisant quelques mules chargées; puis venaient les femmes montées sur des ânes, des mulets ou des chevaux, marchant une à une, sur une longue file flanquée d'hommes à pied. A leur tête était un cavalier à barbe blanche, qui paraissait être leur chef; plus loin, après un intervalle, venait le gros des bagages chargés sur des chameaux qu'accompagnait une nombreuse escorte de piétons, tous armés de longs bâtons ferrés

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