Page images
PDF
EPUB

Il était déjà sourdement question d'une expédition que le Châh méditait du côté de Bagdad; et, dans ce but, on avait mis en réquisition tous les muletiers qui étaient en ville. Dans la crainte d'être pris de même pour les transports de l'armée, ceux qui devaient venir à Ispahan retardaient leur voyage; ce qui augmentait les difficultés qu'on avait à s'en procurer. Cependant, grâce à l'intervention des agents du gouvernement persan, on put réunir quelques Tchervadars enchantés de passer au service de l'ambassadeur, et de se soustraire ainsi aux coups de bâton et aux fatigues gratuites qui les attendaient à celui du Châh.

M. de Sercey, ainsi que les attachés qui étaient restés auprès de lui jusqu'au dernier moment, partit dans les premiers jours de juin. Il était accompagné de MM. de Chazelles, le docteur Lachèze, Kazimirski et de M. l'abbé Scafi. Ces messieurs se dirigèrent sur Bagdad par Kermanchah.

Quant à mon collègue M. Coste et à moi, nous avions pris congé de l'ambassadeur, et dit adieu à nos amis le 31 mai au soir. Nous étions sortis d'Ispahan, à la nuit, pour aller coucher hors de la ville, afin d'être le lendemain tout prêts à commencer, dès l'aube du jour, le voyage que nous entreprenions dans l'Ouest. Désormais nous devions être seuls, et accomplir la mission qui nous était confiée, sans autre secours que celui que nous pourrions trouver dans notre courage, notre persévérance et le désir de justifier le choix dont on nous avait honorés. Nous avions foi en nous, et nous étions bien certains que la force ne nous manquerait pas pour aller jusqu'au bout. Mais nous ne pouvions pas sans tristesse nous séparer de nos compagnons de route qui, en

[ocr errors]

rentrant en France, nous laissaient dans un isolement complet. Après la vie commune que nous avions menée avec eux, il était dur de nous trouver seuls. Jusque-là, les privations, les ennuis du voyage ou même les dangers n'étaient rien, parce qu'ils étaient envisagés gaiement, et partagés avec cette confiance mutuelle que nous avions su nous inspirer les uns aux autres. Maintenant nous allions, à deux et pour bien longtemps, nous lancer à travers des régions inconnues, vivre au milieu de peuplades inhospitalières, sans comprendre leur langue, peu faits à leurs mœurs, et ne connaissant que trop leur fanatisme. Pouvions-nous entrevoir autre chose qu'une solitude remplie de tristesse, qu'une longue carrière de privations de tout genre? Cependant l'ambition de réussir nous animait assez pour combattre en nous ces mélancoliques réflexions; elle fut assez forte pour

nous soutenir jusqu'à la fin.

[ocr errors]
[blocks in formation]

accablante. Cougha. Ennuis causés par le tchervàdar. - Émeute contre nos Goulams à Khoumi. — Arrivée à Hamadan.

Nous entreprenions notre première excursion d'après les instructions qui nous avaient été remises par l'Académie des beaux arts. Nous étions à l'époque où les chaleurs déjà fortes devaient augmenter les difficultés de notre tâche. Dans le but d'éviter ce que la saison pouvait nous offrir de plus pénible, nous dirigions cette première course vers l'Ouest, en nous rendant dans des contrées montagneuses arrosées par de nombreux cours d'eau. Nous espérions y trouver une température plus tolérable que celle des provinces méridionales appelées par les Persans guermsir, ou pays de la chaleur. La durée de nos travaux vers Hamadan et Kermanchah devait donner le temps au soleil de tempérer son ardeur, et nous nous réservions de descendre, à la fin de l'été, vers Persépolis et le golfe Persique.

Ainsi que je l'ai dit, nous n'avions fait que sortir d'Ispahan le 31 mai; nous nous étions en cela conformés à une

coutume du pays. Les Persans, quand ils entreprennent un voyage, chargent leurs mulets de bât, quittent leur maison, et vont faire une première station à la porte de la ville. Quelquefois même, sans sortir de la ville, ils s'arrêtent sur une place et y plantent leur tente; cela suffit pour réputer leur voyage commencé. Ce qu'il y a de bizarre dans cette coutume, c'est qu'il leur arrive souvent de demeurer au même lieu plusieurs jours avant de partir réellement. Mais il y a un véritable avantage à s'éloigner le soir des murs que l'on quitte, ne fût-ce que pour faire une heure de chemin ; car c'est toujours une très-longue et difficile affaire, dans les petites rues des villes d'Orient, que de rassembler et charger toutes les mules qui doivent composer la caravane. Il est impossible que les muletiers à qui l'on remet des bagages dont ils ne connaissent encore ni le volume ni le poids, sachent, au premier coup d'œil, quelle que soit leur habitude, comment ils doivent partager les charges entre leurs animaux. Aussi cette première installation est-elle toujours très-longue, et n'y procède-t-on qu'avec une lenteur qui retarde considérablement l'heure du départ. C'est à cela qu'il faut attribuer cette habitude des Persans, et en général de tous les tchervâdars de ne faire que quitter la ville le premier jour. Le lendemain, tout étant bien préparé, bien distribué pour la route, on repart de grand matin, et l'on continue son voyage facilement.

Le 1er juin donc, à quatre heures du matin, nous nous éveillâmes à Nasserabad, grand village qui n'est distant des murs d'Ispahan que de deux heures, et qui fait suite aux faubourgs de cette ville. Nous avions été, pour notre première nuit, très-bien logés; on nous avait donné pour gîte une

jolie petite maison, que l'on nous dit être un ancien pied-àterre royal.

Notre caravane étant convenablement disposée, nous nous mîmes en route. Notre petite troupe se composait de M. Coste et de moi, d'un valet de chambre français, d'un cuisinier génois, véritable empoisonneur, mais qui rachetait son ignorance culinaire par son savoir comme drogman. Deux saïs conduisaient nos chevaux de main, que nous devions changer chaque jour. Dix mulets de bât portaient nos bagages, conduits par trois muletiers; nous étions précédés par deux goulams du Châh, porteurs de nos firmans, armés de pied en cap, et chargés de nous faire respecter, comme de nous faire héberger partout. Le plus âgé des deux, dont le grade était le plus élevé, avait le titre de lassaoul, ou garde d'élite; il marchait devant, et nous précédait de quelques pas. Nous avions confié à l'autre la mission d'escorter notre caravane qui cheminait plus lentement que nous. Le devoir de ces cavaliers, en route, était de nous servir d'escorte, et de réclamer pour nous, en qualité d'hôtes du Châh, la protection des autorités. A la fin de chaque étape, ils devaient nous préparer un gîte, dans un caravanserail ou dans un village. Il est d'usage, en Perse, que les voyageurs qui reçoivent l'appui du gouvernement ou du souverain soient munis de barats ou bons royaux d'hospitalité; ils ont droit aux vivres, pour eux, leurs gens et leurs montures: c'est ce que les Persans appellent sursat. Mais nous connaissions déjà le pays assez pour savoir qu'il était de notre intérêt, et même de notre sûreté, de ne pas avoir recours à ces largesses. En effet, ordonnées au nom du Chah, et imposées par le Meimândar, qui en est porteur

« PreviousContinue »