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Du peu d'importance de cette ville, presque entièrement privée de commerce, résulte la misère de la population, qui est au reste fort peu nombreuse; car Sinope, avec ses ruines antiques au milieu desquelles se voient à peine quelques quartiers habités, a l'apparence d'une ville abandonnée.

Nous y fimes une assez singulière rencontre, celle de M. Bell, Anglais qui avait, à ses frais, équipé un navire, le Vixen, qui fut, en 1836, saisi par les croisières russes sur la côte de Circassie. M. Bell était connu par sa sympathie pour les Circassiens, et par les sacrifices de tout genre qu'il fit pour leur venir en aide. Après avoir vu périr deux de ses compatriotes qui s'étaient attachés à sa fortune, et avaient, comme lui, combattu avec les Circassiens, il avait dû s'échapper pour sauver sa tête qui était mise à prix. Il voulait gagner Constantinople sur un petit navire monté par des Tchirkess. Mais le mauvais temps l'ayant, comme nous, forcé de relâcher à Sinope, le Pacha avait dû, d'après les ordres de son gouvernement, retenir le bâtiment et son équipage.

Les Tchirkess, à en juger par ceux que nous trouvâmes là, sont des hommes remarquables par leur extérieur fier et martial. Leur costume militaire, qu'ils portent avec noblesse, fait ressortir les belles proportions de leur corps. Jamais leurs yeux ne se baissent vers la terre, leur regard est fixe et élevé. A voir ces guerriers, on comprend les difficultés que rencontrent les Russes à les soumettre.

Nous quittàmes Sinope dans la nuit, avec une mer encore bien grosse, quoique le vent fùt tombé. Notre voie d'eau avait été aveuglée, comme disent les marins, c'est-à-dire bouchée, mais d'une manière peu rassurante.

Cependant nous fimes heureusement la seconde partie de cette traversée, et le 8 décembre, nous arrivâmes devant Trébizonde. La houle était horrible à voir, jusque dans l'espèce de rade formée par une courbe du rivage. Le commandant trouva de telles difficultés à nous débarquer, qu'il ne voulut exposer ni ses hommes ni ses embarcations. Dans notre impatience de quitter le Véloce, dont la mer Noire avait achevé de nous rendre le séjour insupportable, nous nous confiâmes aux gens du pays. Les vagues étaient encore tellement fortes, qu'elles s'élevaient comme des montagnes sur les flancs du navire. Plusieurs petits bateaux turcs étaient rangés le long du bord; mais, pour s'y embarquer, il fallait profiter de l'instant où une lame les amenait à la hauteur de l'échelle du bâtiment, et s'y élancer au risque de tomber à côté ou de s'y briser les jambes. Ce ne fut donc qu'avec les plus grandes peines et en courant de véritables dangers que nous quittàmes le bord. Mais ce n'était pas tout : il fallait toucher terre. Devant la côte de Trébizonde, sont, à fleur d'eau, d'énormes roches dont l'agitation de la mer fait des écueils extrêmement dangereux. On ne peut alors les franchir qu'en profitant de la lame qui soulève les barques, et, les portant à son sommet, les fait passer par-dessus. Ces précautions exigent une manœuvre toute particulière, qui est familière aux nautonniers du pays, mais que n'auraient sans doute pas su exécuter les marins du Véloce. Aussi rendimes-nous grâce au commandant de sa prudence, car, nous et ses hommes, nous eussions probablement péri.

Enfin, nous étions à terre, et pour longtemps. Notre course maritime était terminée. Elle avait été si longue et si triste

pendant les trente-huit jours que nous avions passés en grande partie à bord, qu'il nous semblait que l'avenir ne pouvait nous offrir que joie et bien-être. L'espace allait s'ouvrir devant nous, notre voyage jusqu'à la capitale de la Perse se présentait sous les couleurs les plus riantes..

CHAPITRE II.

Séjour à Trébizonde.-Ses antiquités.- Monastère de filles grecques.- Baïram.Fakirs. Messo-Messo. - M. Masson. - Turc blessé à Alger. - Droit de grâce accordé à l'ambassadeur. - Départ de Trébizonde.

Dès que nous eûmes mis le pied sur la plage, les cavass du consulat de France s'emparèrent de nous et nous conduisirent chez M. Outrey. Le consul ainsi que sa famille nous recurent avec une cordialité à laquelle nous fùmes bien sensibles. On ne trouvait pas, dans cette hospitalière maison, assez de paroles, assez d'offres de tout genre, pour nous dédommager de ce qu'on pensait bien que nous avions dû souffrir. Le mauvais temps, en effet, n'avait pas été moins affreux sur la côte de Trébizonde que sur celle de Sinope. Nous avions tous une triste mine. Madame Outrey et ses filles pensèrent que nous avions besoin de réconfortants; aussi n'eurent-elles pas de peine à nous faire accepter ceux qu'elles nous offrirent de la manière la plus gracieuse.

Aux premiers soins de cette hospitalité délicate succédèrent les questions sur les lieux que nous avions visités dans nos diverses relâches, et sur la France qui fit longtemps les frais de cette première conversation.

Il faut avoir été loin de son pays, pendant des années, avoir vécu relégué sur un petit coin de terre, au fond de la

mer Noire, pour comprendre cette avide et touchante curiosité sur la patrie: alors on sympathise à la joie des exilés qui voient débarquer des compatriotes encore imprégnés d'un reste de parfum de la terre natale, si doux à respirer. Avec quelle rapidité les questions se succèdent, quel intérêt on attache aux moindres nouvelles! quelle importance on donne aux faits les plus petits! tant il est vrai que, malgré l'habitude de vivre au loin, la patrie, comme la famille, ne perd jamais ses droits.

Le consul avait fait préparer une maison pour l'ambassadeur et sa suite. Elle était fort petite, et nous y étions trèsgênés. Autant pour faire de la place à nos compagnons que pour être nous-mêmes plus à l'aise, M. Coste et moi nous acceptâmes l'offre d'un autre logement, qui nous était faite par un Français établi à Trébizonde depuis son enfance. M. Masson, c'est ainsi que se nommait notre nouvel hôte, avait l'air plus Turc qu'Européen. Son costume était complétement oriental, et sa langue maternelle n'était peut-être pas celle qui lui était le plus familière. Il nous mit obligeamment en possession de sa charmante maison disposée selon les règles du confort turc. Nous y occupâmes une grande pièce, entourée d'un large divan, et couverte d'un excellent tapis bien moelleux et bien chaud. Nous avions, comme promenoir, un grand balcon avec de jolis balustres, abrité par un large auvent en bois sculpté, donnant sur la mer, et d'où nous apercevions une grande partie de la ville.

Il fallait organiser une caravane de plus de deux cents chevaux et mulets. On avait à faire des préparatifs dont les détails exigeaient quelques jours. Nous nous installâmes de notre mieux, bien heureux d'entendre de loin la mer briser

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