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CHAPITRE VI.

Bayazid.

Palais de Belloul-Pacha. - Prison de M. Jaubert. - Chiens dangereux. Cavaliers persans. Départ des officiers turcs. - Frontière de l'Empire ottoman.

Accompagnés par le fils de Belloul-Pacha, et précédés de ses gens, nous entrâmes à Bayazid. Nous suivîmes longtemps les ruelles étroites, pavées partout de roches glissantes, et bordées d'habitations ou de khâns délabrés, où les muletiers pouvaient à peine trouver le moyen de loger leurs bêtes. Nous gravîmes avec beaucoup de peine ces sentiers tortueux et rapides qui mènent au sérail.

Si nous avions voulu juger de celui-ci par l'aspect que nous offraient les rues et les maisons, nous nous serions grandement trompés. En effet, après être passés entre deux pièces de canon renversées et hors de service, qui flanquaient la porte du Palais, nous pénétrâmes d'abord dans une cour spacieuse sur laquelle s'ouvraient de vastes et magnifiques écuries. De cette cour nous passâmes dans une plus petite, comprise entre des bâtiments dont l'architecture était remarquable par son élégance et la délicatesse de ses ornements. Le fils du Pacha nous installa dans des appartements donnant sur cette cour, et nous souhaita d'y trouver le repos dont il supposait avec raison que nous avions besoin.

L'ambassadeur avait décidé que nous nous arrêterions un jour entier à Bayazid, et que le surlendemain seulement nous franchirions la frontière de Perse, dont nous n'étions éloignés que de quelques agatchs. Cette courte halte était très-suffisante pour voir cette ville, dont la position était fort pittoresque, mais qui n'était aucunement intéressante d'ailleurs. Ainsi que nous l'avions jugé de loin, elle est entièrement construite sur des rochers. Elle est environnée de murailles crénelées et de forts bàtis sur le sommet de la montagne à laquelle elle est adossée, ou sur des mamelons qui se trouvent au milieu même des habitations. Ainsi fortifiée, si elle est à l'abri d'un coup de main, son territoire n'en est pas moins exposé aux incursions des Kurdes, qui s'y répandent l'été. Cependant ces fortifications n'ont point été faites dans le but de protéger Bayazid contre le pillage dont la menaçaient les redoutables tribus nomades du Kurdistan. Elles passent pour être l'ouvrage du sultan Bayazid, ou Bajazet, qui les fit exécuter dans la vue d'assurer, sur ce point de la frontière de ses États, un poste inexpugnable à ses troupes qui agissaient contre les hordes tartares de Taïmour-Lenk, Taimour le Boiteux, ou Tamerlan. La ville reçut, avec son importance militaire, le nom du Sultan.

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La plaine qui s'étend au bas de Bayazid serait très-fertile et produirait beaucoup de grains, beaucoup de fruits de toute espèce, si la crainte des Kurdes n'empêchait ses habitants de la cultiver. Il ne s'y trouve aucun village, et les environs de cette place sont complétement abandonnés aux nomades qui viennent, pendant l'été, faire paître leurs troupeaux, le kandjiar à la main, le fusil sur l'épaule, presque sous les murs de la ville.

Lorsqu'à leur tour les Russes firent irruption dans ce malheureux pays, en 1828, ils en emmenèrent 3,000 Arméniens qui composaient la portion industrieuse de la population. Celle-ci se trouva ainsi très-réduite, et aujourd'hui on aurait de la peine à trouver à Bayazid 500 maisons habitées. Tout commerce y est mort, et cette ville n'est, en réalité, qu'un monceau de ruines.

C'est au-dessus de ces décombres que s'élève, majestueusement placé sur un rocher isolé, au centre de la ville, le somptueux sérail de Belloul-Pacha. Son architecture est aussi originale qu'élégante. Nous étions loin de nous attendre à rencontrer un pareil joyau enchâssé dans un entourage aussi misérable. Témoins de notre admiration pour le luxe de cette habitation, les gens du Pacha nous assurèrent qu'il existait dans le harem une salle qui, à elle seule, avait coûté plus de 800,000 piastres turques, environ 200,000 francs. Bien que cela nous parût un peu exagéré, nous estimions pourtant que le créateur de cette belle demeure avait dû certainement y dépenser des sommes énormes. Les appartements les moins beaux, ceux qui sont destinés aux hôtes du Pacha, et que nous habitions, étaient ornés de peintures ou de boiseries. sculptées; les plafonds en étaient peints et portés par des corniches en encorbellement, dont toutes les parties étaient rehaussées d'or; les fenêtres étaient fermées par des vitraux de couleurs formant des dessins variés. Partout des idées d'un goût délicat étaient rendues avec un art habile; dans les moindres détails se révélait une pensée élégante exécutée avec grâce.

Sur la cour d'honneur ouvraient deux grandes portes en marbre blanc sculpté; l'une conduisait dans les appartements

que nous occupions, l'autre, fermée avec soin, ne s'ouvrait qu'avec la plus grande circonspection; c'était celle du harem. Dans un coin de cette cour était un petit jardin planté d'arbustes divers, au milieu desquels se dressaient les pyramides sombres de quelques cyprès. Ces arbres entouraient un monument funéraire grandiose, aussi élégant de forme que riche d'ornementation. Au-dessus des cyprès funèbres, alors tout frangés de neige, s'élevait un large dôme qui couvrait le sanctuaire d'une mosquée attenante, dont le minaret, construit avec des pierres de deux couleurs, élevait dans l'air ses anneaux alternativement rouges et blancs. Ce palais est un véritable bijou, et l'on se demande comment il se trouve à Bayazid, triste séjour qui ressemble à un repaire de brigands. Il fut bâti, m'a-t-on dit, il y a soixante ans, par le père de Belloul-Pacha, qui en avait confié la construction à un architecte arménien. J'ai appris depuis que, dans le cours de l'été suivant, le mont Ararat, par une des secousses terribles qu'il imprime fréquemment à toute cette contrée, renversa le sérail et confondit dans la même poussière son or et ses sculptures, avec les décombres des masures situées audessous.

Un des objets qui devait exciter le plus notre curiosité à Bayazid, c'était naturellement la prison où avait été enfermé, en 1805, le célèbre orientaliste, M. Jaubert. Envoyé en Perse, à cette époque, pour préparer les voies à l'ambassade que Napoléon méditait de faire partir pour ce pays, il fut victime de la rapacité et de la perfidie de Mahmoud-Pacha, qui était alors gouverneur de ce district. Notre infortuné compatriote avait été descendu, à l'aide de cordes, dans un caveau creusé dans le roc, au-dessous du sol d'un des for

tins qui dominent la ville. Cette prison, presque entièrement privée de lumière, humide et silencieuse comme un puits, dut être un bien triste séjour. On conçoit que M. Jaubert, qui y resta trois mois entiers, y ait fait de sombres réflexions en pensant à la cruauté du Pacha et à l'abandon dans lequel il se trouvait, victime réservée aux plaisirs sanguinaires d'un chef kurde. Il fallut que la peste, plus puissante que celui-ci, vînt frapper le geôlier pour délivrer le prisonnier. En effet, ce ne fut qu'à ce fléau terrible que M. Jaubert dut sa délivrance.

Il y a, à Bayazid comme dans tout le pays, une espèce de chiens redoutables. Ils sont très-méchants, et d'autant plus dangereux que, n'appartenant à personne, ils errent par les rues pour y chercher leur nourriture. Il n'est pas toujours sans péril de les rencontrer. Un jour, l'un de nos compagnons parcourant la ville, seul, fut assailli par une bande de ces animaux. Ils s'animèrent peu à peu au bruit de leurs

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aboiements, et, leur nombre s'accroissant, ils s'enhardirent et se rapprochèrent de l'étranger dont le costume avait sans doute attiré leur attention. Les efforts qu'il fit pour se débarrasser de cette troupe hideuse furent impuissants, et ne firent qu'exciter la férocité de ses agresseurs. Il eut le malheur de tomber, et à l'instant même, saisi avec fureur à la jambe, il aurait infailliblement eu le sort de Jézabel, sans l'intervention de quelques Turcs qui vinrent à passer et le dégagèrent.

Le 11 janvier, nous quittâmes Bayazid. Après avoir marché quelque temps dans la direction du mont Ararat, nous primes à droite, et, tournant les rochers auxquels est adossée la ville, nous nous dirigeàmes vers l'est. Il y avait

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