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confusion et de contradiction, d'ambition sérieuse et de mœurs frivoles, de générosité et de personnalité, qui s'est enivré à la fois de sentiments moraux et d'idées destructives de toute moralité, qui a voulu le bien en en méconnaissant la source et la loi, et qui a conduit les hommes aux portes de l'Enfer en rêvant pour eux, avec une sympathie vive et sincère, l'innocence et le bonheur du Paradis. Mme de Stael conservait, sous l'Empire, les généreux sentiments de cet ancien régime libéral au sein duquel s'était passée sa jeunesse son esprit s'était élevé et épuré sans se détacher de sa première foi; et même indépendamment de leur mérite intrinsèque, ses ouvrages, quels qu'ils fussent, littérature, philosophie morale, romans, mémoires personnels, recevaient de là un puissant attrait. Quand un peuple s'est livré avec passion à un grand mouvement pour une grande cause, il n'y a point de mécomptes, point de désastres, point de remords, point de réaction, quelque naturelle qu'elle soit, qui effacent de son cœur les jours de ses premiers élans de force et d'espérance; la révolution commencée en 1789 a déjà reçu et recevra peut-être encore de bien rudes leçons; elle a déjà coûté et coûtera peut-être encore bien cher à la France; l'Empire, qui en était né, la reniait et la maltraitait étrangement : et pourtant 1789

était, sous l'Empire, et est encore aujourd'hui, et restera toujours une grande date nationale, un mot puissant et cher à la France. Mme de Stael avait été et restait attachée à 1789; elle touchait par là à des fibres toujours vives, même là où elles semblaient émoussées; les nombreux lecteurs de ses écrits se plaisaient à y retrouver, ceux-ci leurs souvenirs et l'image, les mœurs, le ton de cette ancienne société qu'ils avaient connue; ceux-là leurs espérances et encore une foi vive aux principes de cet avenir qu'ils avaient rêvé pour leur patrie pour tous, il y avait matière soit à la sympathie, soit à la critique, soit aux commentaires; et chaque nouvel ouvrage de Mme de Stael était, dans le monde lettré, dans les salons, même dans le public dispersé et lointain, un événement intellectuel, une source de conversations, de discussions, de réminiscences ou de perspectives pleines de mouvement et d'intérêt.

Je ne veux méconnaître aucun mérite, ni offenser aucune mémoire la littérature de l'Empire offre certainement d'autres noms qui ont justement occupé le public de leur temps et ne doivent point être oubliés. Je persiste cependant dans ma conviction : le Journal des Débats, cette association de judicieux restaurateurs des idées et des goûts littéraires du dix-septième

siècle, M. de Châteaubriand, ce brillant et sympathique interprète des perplexités intellectuelles et morales du dix-neuvième, Mme de Stael, ce noble écho des généreux sentiments et des belles espérances du dix-huitième, ce sont là les trois influences, les trois puissances qui, sous l'Empire, ont vraiment agi sur notre littérature et marqué leur trace dans son histoire.

Et toutes les trois ont été dans l'opposition. Les incidents de leur vie nous l'apprendraient quand leurs écrits ne seraient pas là pour le prouver. Par une confiscation sans exemple, le Journal des Débats fut enlevé à ses propriétaires; M. de Châteaubriand ne put être reçu dans l'Académie française; Mme de Stael passa dix ans dans l'exil.

Le pouvoir absolu n'est pas l'ennemi nécessaire des Lettres et ne les a pas nécessairement pour ennemies. Témoins Louis XIV et son siècle. Mais pour que les Lettres brillent sous un tel régime et l'embellissent de leur éclat, il faut que le pouvoir absolu soit accueilli par les croyances morales du public, et non pas seulement accepté comme un expédient de circonstance, au nom de la nécessité. Il faut aussi que le possesseur du pouvoir absolu sache respecter la dignité des grands esprits qui cultivent les Lettres, et leur laisse assez de liberté pour qu'ils déploient avec

confiance leurs ailes. La France et Bossuet croyaient sincèrement au droit souverain de Louis XIV; Molière et La Fontaine frondaient librement ses courtisans aussi bien que ses sujets; Racine, par la bouche de Joad, adressait au petit roi Joas des préceptes dont le grand roi n'était point choqué; et lorsque Louis XIV, dans sa colère contre les Jansénistes, disait à Boileau: « Je fais chercher partout M. Arnauld », Boileau lui répondait : « Votre Majesté a toujours été « heureuse; elle ne le trouvera pas », et le roi souriait au spirituel courage du poëte, au lieu de s'en offenser. A de telles conditions, le pouvoir absolu et les plus grands, les plus fiers esprits adonnés aux Lettres peuvent bien vivre ensemble. Mais l'Empire n'offrait rien de semblable: l'Empereur Napoléon, qui avait sauvé la France de l'anarchie et qui la couvrait de gloire en Europe, n'était pourtant, dans la pensée des hommes clairvoyants, que le souverain maître d'un régime temporaire peu en harmonie avec les tendances réelles et longues de la société, et commandé par la nécessité plutôt qu'établi dans la foi publique. Des esprits éminents et de nobles caractères le servaient, et ils avaient raison de le servir, car son gouvernement était nécessaire et grand; mais en dehors du gouvernement, dans les régions de la pensée, il n'y

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avait, pour les grands esprits et les caractères fiers, point d'indépendance ni de dignité. Napoléon ne savait pas leur laisser leur part dans l'espace, et il les redoutait sans les respecter. Peutêtre y avait-il là un vice de sa situation autant qu'un tort de son génie. Quoi qu'il en soit, nulle part, à aucun degré, sous aucune forme, l'Empire n'admettait l'opposition. En France et dans notre siècle, c'est là tôt ou tard, pour les gouvernenements les plus forts, un piége trompeur et un immense péril. Dieu l'a bien fait voir. Après quinze ans de pouvoir absolu glorieux, Napoléon tombait; les propriétaires du Journal des Débats reprenaient possession de leur bien; M. de Châteaubriand célébrait le retour des Bourbons; Me de Stael voyait les grands désirs de 1789 consacrés par la Charte de Louis XVIII. Et maintenant, après trente-quatre ans de ce régime auquel avaient tant aspiré nos pères!........... Dieu a des leçons sévères qu'il faut comprendre et accepter sans désespérer de la bonne cause. Quand on a assisté à ces prodigieux retours des choses humaines, on est également guéri de la présomption et du découragement.

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Lorsque j'ai publié, en 1813, cette étude sur la littérature du dix-septième siècle, j'ai été aidé dans mon travail par la personne à qui j'ai dû

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