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cette classe qui n'est pas moins assise sur le sol que la propriété elle-même. On les appelle des gentilshommes fermiers, gentlemen farmers. Ils vivent pour la plupart dans une aisance modeste, mais confortable; ils sont abonnés aux journaux et aux revues, et peuvent faire paraître de temps en temps sur leur table la bouteille de claret et de porto; leurs filles apprennent à jouer du piano. Quand on visite les campagnes en Angleterre, on est parfaitement reçu, pour peu qu'on ait quelques lettres d'introduction, dans ces familles cordiales et simples, qui cultivent souvent la même ferme depuis plusieurs générations. L'ordre le plus parfait règne dans la maison; on y sent à chaque pas cette régularité d'habitudes qui révèle le long usage. L'aisance est venue peu à peu par le travail héréditaire, c'est surtout depuis le temps d'Arthur Young qu'elle s'est développée, on en jouit comme d'un bien honnêtement et laborieusement acquis. Aucun d'eux ne songe à devenir propriétaire, leur condition est bien meilleure ; pour avoir 3,000 francs de revenu comme propriétaire, il faut au moins 100,000 francs de capital, tandis qu'il suffit de 30,000 pour les avoir comme fermier.

Viennent enfin les salaires. Ici l'avantage paraît être du côté de la France, en ce sens que la France emploie en salaires une part du produit brut plus considérable que le Royaume-Uni; mais cette question des salaires est très-complexe, et, quand on l'examine de près, on voit que l'avantage revient encore à nos voisins, au moins en ce qui concerne les trois quarts du pays. Seu lement leur supériorité était moins marquée sur ce point

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LES RENTES, LES PROFITS ET LES SALIGN que sur les autres avant 1848, c'était la partie la plus faible de leur organisation rurale. Sur quelques points du territoire, le mal était sérieux et profond, et il menaçait de le devenir pour le reste.

Quand on cherche à se rendre compte de la répartition des salaires avant 1848, soit en France, soit dans les diverses parties du Royaume-Uni, on trouve, en laissant pour le moment l'Écosse de côté à cause des phénomènes particuliers qu'elle présente, qu'en Angleterre on ne consacrait aux salaires que le quart environ du produit brut, soit l'équivalent de 50 francs par hectare ou à peu près, tandis qu'en France et en Irlande on en employait la moitié, soit encore 50 francs par hectare ou l'équivalent; mais le revers de la médaille n'est pas loin, c'est le nombre des travailleurs exigé de part et d'autre pour la production. En Angleterre, ce nombre avait été réduit autant que possible; en France, il était beaucoup plus grand, et en Irlande beaucoup plus encore; voici quel était approximativement le chiffre de la population rurale dans les trois pays:

Angleterre, 4 millions sur 16 de population totale;
France, 20 millious sur 35;

Irlande, 5 millions sur 8.

D'où il suit que la population rurale formait, en Angleterre, le quart seulement de la population totale, en France les quatre septièmes, en Irlande les deux tiers; la répartition sur la surface du sol donnait les résultats suivants: Angleterre, 30 têtes par 100 hectares; France, 40 têtes; Irlande, 60.

Tout s'explique par le rapprochement de ces chiffres. Bien que l'Angleterre n'employât en salaires que l'équivalent de 50 francs par hectare, tandis que la France et l'Irlande en employaient autant, le salaire effectif devait être plus considérable en Angleterre qu'en France et en France qu'en Irlande, parce qu'il se répartissait sur un moindre nombre de têtes.

Nous pouvons en même temps y trouver la mesure de l'organisation du travail dans les trois pays : en Angleterre, 30 personnes suffisaient pour cultiver 100 hecta-res et leur faire rapporter l'équivalent de 200 francs par hectare; tandis qu'en France il en fallait 40 pour n'obtenir qu'un produit moyen de 100 fr., et en Irlande 60; d'où il suit que le travail en Angleterre devait être beaucoup plus productif qu'en France, et en France qu'en Irlande.

Ces données générales sont confirmées par les faits de détail. En Angleterre, la moyenne du salaire rural pour les hommes était, avant 1848, de 9 à 10 shillings par semaine ou 2 francs par jour de travail, et en valeur réduite, 1 franc 60 cent. Sur les points les plus riches elle s'élevait à 12 shellings ou 2 fr. 50 cent. par jour de travail, et en valeur réduite, 2 fr., sur les points les moins riches, elle tombait à 8 shillings, ou un peu plus de 1 fr. 60 c. par jour, et en valeur réduite, 1 fr. 25 cent.

Dans la Basse-Ecosse et le pays de Galles, la moyenne des salaires était de 8 shillings par semaine ou de 1 franc 25 centimes, valeur réduite, par jour de travail. Dans la Haute-Écosse et les trois quarts de l'Irlande, la moyenne était de 6 shillings par semaine, ou, en valeur

réduite, 1 franc par jour de travail. Dans l'ouest de l'Irlande, la moyenne tombait à 4 shillings, soit 70 centimes par jour.

En France, la moyenne du salaire rural des hommes doit être de 1 franc 25 à 1 franc 50 centimes par jour de travail. Sur certains points, il s'élève à la hauteur du salaire anglais; sur d'autres, il tombe au niveau du salaire irlandais.

Ainsi, grâce à la réduction de main-d'œuvre, qui forme une des bases de leur système agricole, les Anglais avaient pu élever chez eux le niveau des salaires en même temps que celui des rentes, des profits, des impôts et des frais accessoires, quoique dans une moindre proportion. En sus de la somme annuellement consacrée aux salaires, et qui s'élevait, pour la seule Angleterre, à 700 millions de valeur nominale, les classes ouvrières trouvaient encore une grande ressource dans la taxe des pauvres, qui n'est, en définitive, qu'un supplément de salaires, et qui venait accroître de 150 millions leur dotation annuelle.

Du reste, il suffit d'entrer, en Angleterre, dans un cottage de paysan et de le comparer à la chaumière de la plupart de nos cultivateurs, pour sentir une différence dans l'aisance moyenne des deux populations. Bien que le paysan français soit souvent propriétaire et ajoute ainsi un peu de rente et de profit à son salaire, il vit moins bien, en général, que le paysan anglais. Il est moins bien vêtu, moins bien logé, moins bien nourri; il mange plus de pain, mais ce pain est assez généralement de seigle,avec un supplément de maïs, de sarrasin et même

de châtaignes, tandis que le pain du paysan anglais est de froment, avec un faible supplément d'orge ou d'avoine; il boit quelquefois du vin ou du cidre, ce qui manque au paysan anglais, qui n'a que de la petite bière, mais il n'a que rarement de la viande, et le paysan anglais en a souvent, au moins de porc.

Malgré ces avantages, la question des salaires était, même en Angleterre, une question brûlante avant 1848. Il est vrai que la race, le climat et les habitudes donnent aux ouvriers ruraux anglais plus de besoins qu'aux nôtres. La contrée d'Angleterre où les salaires sont le plus bas est la pointe sud de l'île qui forme les comtés de Dorset, de Devon et de Cornwall. Dans cette région, le salaire était l'équivalent de 1 franc 25 centimes par jour, et, bien qu'au niveau de la plupart de nos salaires français, il était généralement regardé comme insuffisant. Dans les parties de l'Irlande et de l'Écosse où il tombait au-dessous de la moyenne française, la misère était infiniment plus grande que chez nous, à taux égal. L'équivalent de 20 sous par jour, dont se contentent en France beaucoup de nos paysans, fait jeter les hauts cris ; quand on arrive à 70 centimes, comme dans les Hébrides et le Connaught, l'existence paraît absolument impossible.

Hélas! je connais des contrées en France où l'on vit encore à ce prix-là, et sans trop se plaindre; il est vrai que cette pauvreté, déjà si pénble par elle-même, n'est pas aggravée par la rudesse d'un climat hyperboréen, et, ce qui est pis encore, par le sentiment d'une inégalité excessive. L'équivalent de 70 centimes par

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