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pas là. Tels sont les effets de la libre concurrence. Le 6 juin dernier, à la séance d'une autre association agricole, le club des fermiers de Londres, car les sociétés de ce genre foisonnent en Angleterrre, une conversation fort intéressante a eu lieu sur les mérites comparatifs des machines à vapeur fixes et des portatives pour l'agriculture. Un des principaux fabricants d'instruments aratoires du comté de Suffolk, M. Ransom, a pris la parole. Dans un discours parfaitement technique, qui a été rapporté par tous les journaux agricoles, et qui suppose dans ceux qui l'écoutaient des connaissances assez étendues en mécanique, il est entré dans les détails les plus précis sur la construction des machines à vapeur, et, après avoir longuement parlé de haute et basse pression, de bouilleurs, etc., il a conclu que les machines fixes, étant les plus économiques, devaient être préférées toutes les fois que l'exploitation était assez considérable et assez concentrée pour les occuper, mais que dans les moindres fermes la machine portative valait mieux, parce qu'elle permettait à plusieurs cultivateurs de s'associer pour en avoir une. Cette opinion a été partagée par le club, et la Société royale s'y est ralliée, car elle a primé en même temps une machine fixe et une portative; c'est Clayton qui a eu les deux prix.

Voilà donc la machine à vapeur tout à fait naturalisée dans l'agriculture. C'était un beau et curieux spectacle que de voir à l'exposition de Glocester ces 23 machines mises pour la plupart en mouvement par le souffle de feu qui les anime, et accomplissant sous les yeux du public leurs principaux travaux, battant le blé, hachant

la paille, broyant les fèves et les tourteaux, etc. La machine portative de Clayton, de la force de 6 chevaux, consommant 30 livres anglaises de charbon par heure, ou 13 kilos 600 grammes, coûte 220 livres sterling ou 5,500 francs; une autre, de la force de 4 chevaux seulement consommant 24 livres anglaises de charbon par heure, coûte 180 livres ou 4,500 francs. La machine fixe, de la force de 6 chevaux, coûte 165 livres ou 4,125 francs. Ces prix sont sans doute élevés; mais, tels qu'ils sont, ils ne sont pas inabordables pour un grand nombre de fermiers anglais, et ils se réduiront sans doute. Même en Angleterre, les plus utiles machines n'entreront largement dans les habitudes qu'autant qu'elles seront à bon compte. En Amérique, elles sont généralement à meilleur marché qu'en Angleterre, et les consommateurs anglais se plaignent avec raison de cette différence, qui ne peut pas durer.

Ce que j'en dis n'est pas pour engager les cultivateurs français à adopter aveuglément toutes ces machines. Pour les neuf dixièmes de la France au moins, c'est un progrès qui ne peut s'accomplir qu'après avoir été précédé par beaucoup d'autres. Tout se tient dans l'organi sation agricole d'un pays, et l'organisation agricole ellemême n'est qu'une part de l'ensemble économique et social. Même pour cette portion du territoire français qui se trouve dans des conditions économiques analogues à celles de l'Angleterre, l'importation des machines anglaises ne peut se faire utilement qu'avec de grands ménagements. Le haut prix du fer, l'inexpérience de nos fabricants, la mauvaise volonté de nos ouvriers ru

raux, moins accoutumés que les Anglais à l'usage des machines, la diversité de nos cultures, la division plus grande de nos exploitations, le défaut de capital chez beaucoup de nos cultivateurs, la densité de notre population agricole, tout met des obstacles à cette importation. A mesure qu'on s'éloigne de Paris et des autres centres de consommation, les conditions défavorables vont en s'aggravant. Dans quelques années, la population agricole proprement dite sera en Angleterre le sixième seulement de la population totale; en France, elle descend rarement au-dessous de la moitié, et, sur beaucoup de points, elle dépasse encore les trois quarts; il y a peu de place pour les machines là où les bras abondent à ce point.

Mais les révolutions vont vite de nos jours, et si l'emploi des machines aratoires n'est pas encore une nécessité chez nous comme en Angleterre, le temps n'est peut-être pas loin où elles commenceront à le devenir. A l'heure qu'il est, une épargne subite et notable de main-d'œuvre amènerait dans nos campagnes, surchargées de familles pauvres, un véritable bouleversement; il est donc heureux à beaucoup d'égards que d'autres causes rendent un large emploi des machines à peu près impossible. Cependant, à mesure que les débouchés s'ouvriront, que le trop plein des campagnes s'écoulera, que la demande croissante de produits exigera un surcroît de production, que les procédés perfectionnés s'introduiront dans la pratique pour y faire face, que les rentes, les profits et les salaires tendront à s'élever à la fois par l'effet d'une plus grande richesse rurale et d'une

meilleure distribution du travail, les machines arriveront peu à peu, non exactement semblables à celles de l'Angleterre, parce que la diversité de nos sols, de nos elimats et de nos cultures exigera toujours des changements, mais conformes au même principe économique. Nous voyons déjà depuis quelques années, dans les régions les plus avancées, s'introduire avec succès la machine à battre, le coupe-racines, le hache-paille, les rouleaux perfectionnés, les semoirs, etc.

Tout annonce d'ailleurs en Angleterre de prochains et immenses perfectionnements. Un petit livre récemment publié sous ce titre bizarre, Talpa, contient à cet égard, sous des formes piquantes et humoristiques, des aperçus qui, pour être hardis jusqu'à l'étrangeté, n'en sont pas moins dignes d'attention. L'auteur fait le procès à la bêche, à la charrue, à la herse, à tous les instruments usités jusqu'à ce jour pour travailler la terre, et qu'il considère comme l'enfance de l'art. Selon lui, le type du bon cultivateur, c'est, le croirait-on ? la taupe, ce petit travailleur souterrain que la plupart d'entre nous proscrivent sans miséricorde. Déjà les plus éclairés commençaient à s'apercevoir que cet animal si détesté, si poursuivi, n'était pas aussi dangereux qu'il en avait l'air, et qu'à la seule condition d'étendre avec soin les taupinières, il nous apportait, en fouillant la terre sans relâche, un véritable secours. On avait même, sur cette donnée, inventé en Angleterre une espèce de charrue à sous-sol fort ingénieuse, qu'on avait appelé charruetaupe, parce qu'elle imitait jusqu'à un certain point l'œuvre ténébreuse de l'infatigable mineur; mais per

sonne n'avait songé jusqu'ici à faire de cette humble bête le modèle complet de l'agriculture perfectionnée. Cette initiative était réservée à l'auteur anonyme de Talpa, et en vérité, en le lisant, on se sent porté à croire qu'il pourrait bien y avoir beaucoup de vrai dans ses idées. Nous en avons tant vu en fait d'inventions originales, que rien ne nous paraît plus impossible.

Voici comment l'auteur justifie son assertion : « Ce que recherchent les cultivateurs, dit-il, c'est le moyen de réduire la terre en poussière, afin d'en extirper les plantes adventices, et de la rendre complétement perméable aux engrais et aux influences atmosphériques; or, c'est précisément ce que fait la taupe, l'idéal de la bonne culture serait de réduire le sol entier d'un champ à l'état où se trouve la terre des taupinières. Pour cela, que faut-il? Imiter la taupe, s'armer comme elle de griffes et gratter la terre de manière à la pulvériser. La bêche et la charrue sont des instruments arriérés; ce qu'il faut, ce sont des multitudes de pattes de taupe mises en mouvement par une force assez puissante pour vaincre la résistance des terres les plus compactes. Cette force, on ne l'avait pas jusqu'ici; mais aujourd'hui on la possède, c'est la vapeur, éminemment propre à produire un mouvement de rotation en avant, et à fouiller le sol avec des griffes de fer comme elle bat déjà l'eau avec des roues. >>

Cette idée renferme peut-être le germe d'une révolution radicale. Plusieurs indices montrent déjà que le génie mécanique est sur la voie. A l'exposition de Glocester, le jury a décerné une médaille à une machine

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