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ou écossais s'empare des terres, et toujours dans le même esprit, pour en dépouiller la race indigène, pour en tirer tout le profit possible, non pour y demeurer. Sous Elisabeth, 600,000 acres sont distribués ainsi; sous Jacques I, six comtés entiers sont confisqués et partagés, un d'eux est donné aux corporations de Londres qui le possèdent encore, d'où lui vient son nom de Londonderry; sous Charles I, c'est toute la province de Connaught qui est déclarée la propriété du roi; Sous Cromwell, le même système d'expropriation est appliqué aux trois autres, il est même question de vendre aux juifs toutes les terres d'Irlande; sous Charles II, sous Guillaume III, on achève l'œuvre. Tous les gouvernements de l'Angleterre, monarchie absolue des Tudors et des Stuarts, république, restauration, monarchie parlementaire, n'ont qu'une seule et même pensée, exclure les Irlandais de la propriété de l'Irlande.

Presque partout, la propriété est à son origine fondée sur la conquête, mais le temps lui a enlevé peu à peu ce caractère. Le séjour des conquérants au milieu du peuple conquis amène à la longue le mélange des races et la conformité des intérêts; en Irlande, l'opposition était restée aussi vivace que le premier jour. Un nouvel élément, la religion, avait tracé entre les vainqueurs et les vaincus une de ces lignes indélébiles de démarcation qui éternisent les haines. L'Angleterre devenue protestante avait voulu implanter de force le protestantisme en Irlande; l'Irlande s'était d'autant plus obstinée à rester catholique que l'Angleterre ne l'était plus. La guerre des deux nationalités avait pris le caractère d'une

guerre religieuse, la plus impitoyable de toutes, parce qu'elle donne à des intérêts et des passions terrestres l'excuse apparente de la foi. Après des efforts inouïs, l'Angleterre était parvenue à établir en Irlande un cinquième de protestants; les quatre autres étaient catholiques. Les premiers résidaient presque tous dans les villes, les seconds peuplaient les campagnes. Les propriétaires appartenant en général à un culte et les cultivateurs à l'autre, aucun lien ne pouvait exister entre ces deux classes. Tout les séparait. Les confiscations, qui avaient rendu les uns maîtres du sol et réduit les autres à la condition d'ilotes, n'avaient pas pu s'accomplir sans d'épouvantables massacres. Ces souvenirs sanglants, toujours ravivés par les persécutions légales, poussaient jusqu'à la frénésie l'animosité réciproque. Les propriétaires se gardaient bien d'habiter leurs terres, où ils auraient couru des dangers personnels; leurs représentants, les middlemen, n'y résidaient pas davantage par la même cause; les uns et les autres pressuraient de loin sans scrupule un peuple détesté, qui leur répondait par des malédictions et souvent par des meurtres,

Outre sa nécessité absolue comme instrument de progrès, la rente se justifie, dans la plupart des pays civilisés, par les capitaux que le temps a enfouis dans le sol. Il y a très-peu de terres, soit en France, soit en Angleterre, dont la valeur actuelle représente autre chose que ces capitaux ; souvent même leur valeur est loin de représenter la totalité des capitaux absorbés. En Irlande, la propriété n'avait pas cette justification, qui aurait pu légitimer son origine révolutionnaire. La

rente ne servait à aucun progrès sur place, elle n'était le produit d'aucun capital, puisque le propriétaire avait soin de ne faire aucune dépense. Elle se montrait dans toute la brutalité de la force, et n'était au fond, comme tout le reste de la constitution irlandaise, comme la dime du clergé protestant imposée à la population catholique, qu'un moyen de guerre et d'oppression.

Les substitutions rigoureuses, qui avaient ici un but spécial en sus de leur but aristocratique ordinaire, contribuaient à aggraver ce caractère odieux de la rente. Un petit nombre de propriétés avaient pu passer de main en main et perdre dans ces mutations volontaires leur signification primitive; le reste remontait par une filiation directe à quelqu'une de ces dates néfastes inscrites dans le cœur des Irlandais comme les moments les plus douloureux de leur longue torture.

Par une autre conséquence de l'état de guerre, l'An-gleterre avait étouffé en Irlande toute espèce d'industrie et de commerce. Elle comprend aujourd'hui la faute qu'elle a commise, et elle commence à revenir sur ses pas, quoique lentement et avec des retours de l'antique défiance. Dans le passé, elle a partagé complétement l'erreur commune, elle a cru comme tout le monde que la richesse de ses voisins était incompatible avec la sienne, et elle a tenu à étouffer en Irlande la richesse qui donne la force.' Son histoire est pleine des mesures violentes qu'elle a prises dans cette intention. Elle n'y avait que trop réussi. On avait voulu que l'Irlande fût pauvre, elle l'était. Or nous avons vu, soit en Angleterre, soit en Ecosse, de quelle importance est pour l'agriculture

le voisinage du développement industriel et commercial. Outre qu'il fournit des débouchés et des capitaux, il permet de contenir, par une nouvelle demande de travail, la multiplication illimitée de la population rurale; c'est par là surtout que son absence a été fatale à l'Irlande. Comme il n'y avait d'autre emploi pour les bras, d'autre moyen de subsistance que la terre, c'est sur la terre que se portait la population tout entière, et, quoique l'île fût moins peuplée en tout que l'Angleterre, les campagnes l'étaient deux fois plus, parce que le travail industriel, qui occupe en Angleterre les deux tiers des bras, manquait absolument.

Cette multiplication de la population rurale était encouragée par les propriétaires, parce qu'elle accroissait la concurrence, avilissait les salaires et augmentait la rente du sol, calcul aussi faux que coupable, car la rente extorquée par ces moyens finissait par devenir illusoire. Partout ailleurs, et surtout en Angleterre, les propriétaires ont à construire et à entretenir les bâtiments qui servent d'habitation à la plupart des cultivateurs, cette obligation les intéresse jusqu'à un certain point à n'en pas trop multiplier le nombre; en Irlande, chaque famille bâtissant sa hutte, ils avaient ou croyaient avoir l'intérêt contraire. De leur côté, les cultivateurs, excités à l'imprévoyance par leur indigence même, s'inquiétant peu du sort de leurs enfants, qui ne pouvait être ni meilleur ni pire, étaient devenus des prolétaires dans toute l'acception du vieux mot latin proletarii, qui exprime avec brutalité une des plus tristes conséquences de l'abjection humaine.

Le dirai-je? il y avait encore, pour cette propagation illimitée, deux causes mystérieuses qui tenaient toutes deux à la condition misérable du peuple. La première est je ne sais quelle loi physiologique qui veut, pour toutes les espèces vivantes, que les moyens de reproduction s'accroissent en proportion des chances de destruction. On peut observer l'action de cette loi chez les animaux, on peut aussi l'étudier dans les familles humaines qui habitent des climats insalubres; à mesure que les chances de mort deviennent plus nombreuses, le nombre des naissances s'élève; et soit parmi les animaux, soit parmi les hommes, les races les plus fortes, les mieux nourries, ne sont pas celles qui pullulent le plus; indifférente pour les individus, la nature prend soin avant tout de conserver les espèces.

La seconde cause était toute politique. L'Irlandais opprimé sentait instinctivement qu'il n'avait d'autre force que le nombre, et qu'il ne pouvait se défendre que par là. A tous les renouvellements de la grande lutte, l'Angleterre avait procédé par de véritables exterminations, quelques années suffisaient pour remplir les vides. Comme une armée qui serre ses rangs troués par le canon, le peuple irlandais réparait rapidement les brèches faites dans son sein par les guerres et les famines. On avait souvent essayé de lui persuader d'émigrer, il avait toujours refusé. Dépouillé de la propriété du sol natal, il le couvrait de ses enfants, comme d'une protestation éternelle, pour en garder au moins la possession de fait, en attendant le jour de la restitution. La population s'accroissait surtout dans les montagnes de

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