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CHAPITRE XXIV.

L'ÉTAT DE GUERRE.

D'où venait cette différence immense, infinie, entre deux îles voisines, soumises en apparence aux mêmes lois, dont l'une, la moins fertile, pouvait payer des rentes de 75 francs par hectare, d'énormes impôts, des profits considérables, de forts salaires, et entretenir beaucoup mieux une population plus nombreuse, tandis que l'autre, la plus fertile, ne pouvait, avec une population moindre, payer que de faibles rentes, des profits et des impôts plus faibles encore, des salaires insuffisants? Les causes de cette anomalie si étrange se résument en un seul mot, l'oppression de l'Irlande. Nous avons vu en Angleterre, en Ecosse, les conséquences économiques de la liberté ; nous voyons maintenant en Irlande les conséquences de l'état contraire. Nous aurons eu ainsi les deux faces de la même démonstration.

Les Anglais affirment, pour se délivrer de cette responsabilité, que le caractère irlandais a des défauts qui lui sont propres, et qui auraient en tout état de cause arrêté l'essor national. Je veux bien croire que la race

celtique n'a pas tout à fait l'énergie de la race anglosaxonne, mais la différence ne me paraît pas assez grande pour tout expliquer. Plus d'un exemple ancien et moderne prouve que le peuple irlandais a aussi des qualités éminentes. Si malgré son horrible désorganisation, l'Irlande a produit de vigoureux caractères et de grands courages en tout genre, que serait-ce si la séve nationale n'avait pas été violemment étouffée ! Ce qui n'a pu être qu'un éclair fugitif chez un peuple comprimé, serait devenu, dans un air plus libre, un foyer brillant et durable.

Les Anglais attribuent à la religion catholique une influence énervante. Cette observation peut encore paraître fondée à quelques égards: il est vrai que, dans l'Europe moderne, les nations protestantes montrent en général un génie plus ferme et plus positif que les nations catholiques; mais il n'en a pas toujours été ainsi, et, de nos jours même, ce n'est pas une règle absolue. L'Espagne et l'Italie, aujourd'hui en arrière, avaient précédé en civilisation la Hollande, l'Angleterre et l'Allemagne, et je ne vois pas que la Belgique catholique, et, jusqu'à un certain point, la France elle-même, soient aujourd'hui fort inférieurés à la plupart des pays protestants.

Un fait patent et péremptoire répond d'ailleurs à ces imputations. Depuis quelques années, un grand nombre d'Irlandais quittent leur patrie pour émigrer en Amérique. Dès qu'ils ont touché cette terre nouvelle, où ils ne se trouvent plus sous l'étreinte de l'Angleterre, et où rien ne vient plus arrêter l'activité qui leur est propre,

ces hommes démoralisés, abrutis, imprévoyants, se transforment pour prendre rang parmi les citoyens les plus industrieux de l'Union. Leur fanatisme même, dont on parle tant, les abandonne, dès que leur culte n'est plus persécuté. En jouissant pour eux-mêmes de la liberté religieuse, ils deviennent tolérants pour autrui, et échappent volontairement à cette domination exclusive de leur clergé, qu'ils acceptent avec tant de passion sur la terre natale. Tous les préjugés du monde ne peuvent rien contre ce fait incontesté, qui prend tous les jours des proportions plus décisives, car ce n'est pas de quelques individus qu'il s'agit, mais de tout un peuple qui fuit l'Europe, où il sert et souffre, pour se relever, indépendant et fier, de l'autre côté de l'Atlantique.

pu

Nul doute, à mes yeux du moins, que si au lieu d'être placée si près de sa puissante sœur,l'Irlande avait été jetée par la Providence sur un point plus éloigné de l'Océan, elle n'eût eu sa vie originale et brillante. Nul doute encore que si, au lieu d'être de beaucoup la plus petite des deux îles voisines, elle eût été la plus grande, elle n'eût finir par absorber l'autre et par donner son cachet à la civilisation britannique. Ni le caractère national, ni la foi catholique, n'auraient été des obstacles essentiels à cette destinée si différente. Tout son malheur lui vient de ce qu'étant très-rapprochée, elle est la plus faible, et en même temps de ce qu'elle n'était ni assez proche ni assez faible pour se laisser absorber sans résister, la pire des conditions pour un peuple. L'Ecosse a lutté aussi contre son assimilation avec l'Angleterre ; mais outre qu'il y avait entre les deux peuples des affinités de

race et de croyance qui n'existaient pas entre l'Anglais et l'Irlandais, le voisinage était si immédiat et la disproportion si grande, qu'elle a dû céder à temps. L'Irlande est restée vaincue et réfractaire.

Par une conséquence nécessaire de sa forte nature, le peuple anglais est incompatible avec tout ce qui n'est pas lui. Son génie est exclusif. Il a surtout une haine violente contre le papisme, qu'il regarde comme inconciliable avec la liberté. L'Irlande n'était pas seulement à ses yeux une voisine redoutable et un ennemi naturel, c'était encore une nationalité odieuse en soi, antipathique à toutes ses idées. Ne pouvant pas la réduire, il a voulu l'écraser.

La grande excuse de l'Angleterre, la voilà. Sans doute il eût cent fois mieux valu, non-seulement pour l'Irlande, mais pour l'Angleterre elle-même, qu'elle eût suivi dès l'origine envers l'île sœur, comme elle l'appelle quelquefois, une politique plus humaine; mais après tout, la nation anglaise n'a fait, en essayant de s'incorporer par la force cette terre voisine, que ce qu'ont fait tous les autres peuples. Si les Anglais avaient eu pour les Irlandais des sentiments vraiment fraternels, c'eût été un bel exemple assurément, mais un exemple unique, dans des temps où les nations n'aspiraient qu'à se détruire mutuellement. N'avons-nous pas vu, chez nous comme partout, catholiques et protestants se massacrer sans miséricorde? N'a-t-on pas vu, dans tout le cours de l'histoire, porter le fer et le feu dans des royaumes entiers, pour y détruire le moindre germe d'une nationalité distincte, et fondre ces débris dans de vastes

empires? Toutes les grandes unités nationales se sontelles formées autrement? Le perpétuel malentendu qui fait les démêlés d'homme à homme, de classe à classe et de peuple à peuple, ne subsiste-t-il pas encore, et ne suffit il pas d'être né sur les deux rives d'un fleuve pour s'entre-déchirer? A ce point de vue, ce qu'on peut reprocher à l'Angleterre, c'est de n'avoir pas assez fait, puisque l'assimilation n'était pas complète.

Quoi qu'il en soit, l'état de guerre ouverte qui a été depuis des siècles la condition normale de l'Irlande dans ses rapports avec l'Angleterre, explique trop bien les contrastes que nous venons de remarquer dans l'économie rurale des deux îles.

La première conséquence est la condition de la propriété. La plupart des propriétés irlandaises ont eu pour origine des confiscations. De là ce fléau qui, sans être précisément propre à l'Irlande, car il se retrouve un peu partout, y a pris une extension particulière, et qu'on appelle l'absenteism.

De tout temps, les conquérants venus d'Angleterre ont considéré l'Irlande comme une terre étrangère et hostile qu'il était bon de posséder, mais où il ne fallait pas s'établir. Dès le xш° siècle, ce sentiment se manifeste chez les chevaliers normands, qui ne veulent pas résider dans leurs fiefs d'Irlande; leur patrie adoptive n'est pas là, mais en Angleterre, où leur confédération se groupe tout entière autour de son chef pour défendre en commun leur puissance. Après eux, toutes les fois que l'Angleterre fait un nouvel effort pour soumettre l'Irlande, une nouvelle catégorie de propriétaires anglais

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