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terre nue, abandonnée, n'ayant reçu de l'homme d'autre travail que celui qui était absolument nécessaire ; plus de ces jolies maisons de ferme anglaises que recouvrent la clématite et le chèvrefeuille, avec leurs dépendances toujours commodes et souvent élégantes, et à leur place des chaumières en terre, que le tenancier élevait lui-même et que le maître ne réparait jamais.

Le second capital, le capital d'exploitation, qui se compose du bétail, des instruments aratoires, des semences, des récoltes en magasin, manquait un peu moins, parce qu'il est plus impossible de s'en passer. La quantité du gros bétail suffisait presque, à cause des immenses facilités que donnait pour le nourrir la croissance universelle et spontanée de l'herbe; mais on en avait beaucoup moins qu'on n'aurait pu et dû en avoir, et d'une qualité généralement inférieure. Les porcs, élevés presque tous dans la maison des cultivateurs, donnaient d'assez bons produits; mais le déficit en moutons était énorme, l'Irlande en possédant proportionnellement huit fois moins que l'Angleterre, et n'ayant pas appris à améliorer les races. Quant aux machines, les plus simples faisaient défaut : à peine des charrues, presque pas de charrettes, des bêches et des hottes pour tous instruments de travail, à côté du pays le plus riche du monde en forces mécaniques appliquées à la culture; aucune sorte d'avances chez les fermiers, pas même de provisions suffisantes pour leur nourriture, la plupart étant obligés d'emprunter à des conditions onéreuses, jusqu'à la récolte, le grain pour leurs semences et un peu de farine pour leur pain.

à

Le capital intellectuel ou l'habileté agricole n'avait pas fait plus de progrès. L'assolement quadriennal était peu près inconnu, sauf dans quelques fermes qui faisaient exception et que dirigeaient des Anglais ou des Ecossais. Très-peu de turneps, de féveroles et de prairies artificielles; les prairies naturelles elles-mêmes, ce trésor inappréciable du sol et du climat, livrées aux eaux croupissantes et aux mauvaises herbes. Faute de moyens suffisants pour entretenir la fertilité de la terre, le froment et l'orge n'avaient pris que peu d'extension; tout était sacrifié à deux cultures, destinées surtout à la nour riture des hommes, l'avoine et la pomme de terre, toutes deux encore assez mal entendues, en ce qu'on les demandait sans interruption au même sol, tant qu'il pouvait en donner.

L'imagination s'effraie quand on essaie de mesurer ce qui manque à un pays dans cet état. Rien que pour donner à l'Irlande le capital qui lui manquait en moutons, comparativement à l'Angleterre, il aurait fallu un demimilliard; il en aurait fallu au moins un pour les autres espèces de bétail, 2 ou 3 pour le drainage, autant pour la construction d'habitations plus convenables, pour l'établissement de clôtures et de chemins ruraux, pour l'achat des instruments les plus nécessaires; 8 milliards de francs, ce n'eût encore été que 1,000 francs par hectare; l'Angleterre en a absorbé certainement beaucoup plus.

Les partisans exclusifs de la grande propriété avaient lieu d'être embarrassés quand il s'agissait de l'Irlande. La grande propriété y régnait en souveraine, bien

plus qu'en Angleterre et même qu'en Ecosse. On ne trouvait quelques moyens et petits propriétaires que dans les environs des grandes villes, où un peu de commerce et d'industrie avait développé une classe bourgeoise; le reste de l'ile se partageait en immenses terres de 1,000 à 100,000 acres (1); et, plus ces propriétés étaient grandes, plus elles étaient délabrées. Les plus vastes restaient à l'état de nature, comme le fameux district de Connemara, dans le Connaught, fort connu sous le nom de Martin's Estate. Les substitutions, beaucoup plus usitées qu'en Angleterre, rendaient la plupart de ces domaines incommutables. La loi primitive du pays était le gavelkind ou partage égal entre les mâles, mais les Anglais avaient importé le droit d'aînesse.

A leur tour, ceux qui considèrent la petite culture comme la panacée universelle, ne devaient pas être moins embarrassés. Si l'Irlande était le pays de la très grande propriété, c'était aussi par excellence le pays de la très-petite culture. On n'y comptait pas moins de 300,000 fermes au-dessous de 2 hectares; 250,000 avaient de 2 à 6, 80,000 de 6 à 12, 50,000 seulement au-delà de 12 hectares. La loi de succession favorisait cette division en ordonnant le partage des baux entre les enfants, ce qui n'était pas, comme en Angleterre, une lettre morte.

Cette union de la grande propriété et de la petite culture, qui a eu de très-bons effets sur quelques points de l'Angleterre et de l'Ecosse, en avait dé détestables

(1) L'acre d'Irlande vaut 65 ares 55 centiares.

en Irlande. Propriétaires et cultivateurs semblaient s'être donné le mot pour se ruiner eux-mêmes, en ruinant à l'envi l'instrument de leur richesse commune, le sol. Au lieu de ces fécondes habitudes de résidence qui caractérisent les propriétaires anglais, les landlords irlandais, toujours absents de leurs domaines, en tiraient scrupuleusement tout le revenu pour le manger ailleurs. Ils les louaient tant qu'ils pouvaient, à longue échéance, à des spéculateurs résidant souvent en Angleterre, et représentés eux-mêmes par des sous-fermiers appelés middlemen. Imprévoyants et dissipateurs comme tous ceux qui touchent de l'argent sans savoir comment il se gagne, n'ayant d'ailleurs, faute d'avances faites à propos, que des revenus incertains et précaires, ils menaient presque tous un train supérieur à leurs ressources, et leurs dettes avaient fini par grossir au point d'absorber la plus grande part de leur fortune apparente.

A leur tour, les middlemen, uniquement occupés d'accroître leurs profits sans bourse délier et sans s'inquiéter des conséquences, n'ayant avec la culture proprement dite aucun rapport direct et personnel, avaient sousloué la terre à l'infini. La population rurale ayant multiplié à l'excès, puisqu'elle s'élevait à 60 têtes environ par 100 hectares, tandis qu'elle est en France de 40, en Angleterre de 30, et dans la Basse-Ecosse de 12, n'avait que trop répondu à cet appel. Une concurrence effrénée s'était établie, pour la possession du sol, entre les cultivateurs. Aucun d'eux ne possédant plus de capital qu'un autre, tous étaient égaux devant les enchères ;

chaque père de famille voulait devenir tenancier ou locataire de quelques lambeaux de terre qu'il pût cultiver avec sa famille.

Ainsi s'était développé le système des petites locations, ce qu'on a appelé le cottiers system. Ce système n'est pas précisément mauvais en soi, quand il n'est pas poussé trop loin. Outre qu'il permet de se passer de capital, lorsqu'on en manque, en le remplaçant par des bras, il a l'avantage de supprimer le salariat proprement dit, c'est-à-dire cette classe d'hommes qui vit uniquement de la demande de travail et qui est soumise à ses vicissitudes. Il n'y avait, à proprement parler, que très-peu de salaires en Irlande, ceux qui ailleurs auraient été des journaliers travaillant au jour le jour, étaient là de petits fermiers. Mais il faut une borne à tout, et la division des exploitations n'en avait pas eu, à cause du nombre toujours croissant des concurrents. Les petits tenanciers avaient commencé par obtenir des fermes où une famille pouvait vivre à la rigueur en payant la rente; ces fermes se sont partagées une première fois, puis une seconde, puis une troisième; et on en était venu à ces 600,000 locations au-dessous de 6 hectares, c'est-àdire à un point où le cultivateur n'a que le strict nécessaire pour ne pas mourir de faim, où le moindre déficit de récolte commence par rendre impossible le paiement de la rente et finit par être un arrêt de mort pour le tenancier lui-même.

Grâce à l'excellence du sol et à la multitude des bras, le produit brut, quoique inférieur de moitié au produit anglais, était encore assez considérable. On pouvait

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