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des témoignages de reconnaissance. Le souvenir des anciennes résistances était effacé, la fumée des incendies envolée sans retour. Les fermiers qui avaient pris à bail, soit les montagnes dépeuplées de l'intérieur, soit les bruyères incultes de la côte, avaient tous fait fortune. M. Loch, l'intendant général, était membre du parlement. La population, qui s'élevait à 20,000 âmes, au lieu de 15,000, toujours agglomérée le long de la mer, ne songeait plus à en sortir. Là, de mauvaises terres, défrichées et épierrées à grands frais, profondément amendées par des herbes marines et toute sorte d'engrais artificiels, se louaient jusqu'à 100 francs l'hectare. Ports, mines, pêcheurs, tout avait prospéré. Du haut de son manoir féodal de Dunrobin qui domine cette côte, l'héritier des Mhoir-Fhear-Chattaibh assistait à un spectacle d'activité industrieuse dont ses pères n'avaient pas l'idée.

A l'intérieur, les anciens moutons à tête noire avaient presque disparu, des cheviots avaient pris généralement leur place. 200,000 moutons vivent aujourd'hui sur des étendues qui n'en nourrissaient pas autrefois le quart. Admirable propriété de l'espèce ovine de se prêter à tous les sols et à tous les climats! Le même animal qui fait la principale richesse de l'Arabe dans les déserts sablonneux du Sahara, a permis de rendre profitables des rochers et des tourbières qui touchent au pôle ! « On est confondu, dit un voyageur français, M. de Gourcy, en parcourant ces tristes solitudes, de les trouver peuplées de superbes moutons qui donnent tous les ans cinq livres d'une laine assez belle, et qui, à trois ans et demi, sans autre

nourriture que celle qu'ils trouvent hiver comme été, pèsent vivants 200 livres anglaises. » Les hauteurs servent de pâturages d'été, les vallons ou glens de pâturages d'hiver. Même dans les longues nuits, les troupeaux restent exposés à toutes les intempéries, sans autre abri que quelques rares bouleaux; seulement, en octobre, on les enduit quelquefois d'un mélange de beurre et de goudron pour les défendre contre l'extrème humidité.

Quant aux habitants, il n'y en a plus. Si quelque descendant des anciens montagnards paraît encore çà et là, assis sur un roc, vêtu de son plaid traditionnel et jouant sur sa cornemuse l'air mélancolique de quelque ballade, ce n'est plus un soldat, c'est un berger; il ne vit plus de guerre et de pillage, mais des gages que lui donne le fermier voisin. C'est à peine s'il sait encore quelques-unes des histoires guerrières de sa tribu; en revanche, il vous dira si l'agnelage a été heureux cette année et si les laines se vendent bien. Voilà ce qui reste d'une race éteinte. Un de ces bergers suffit pour 500 bêtes; on en compte en tout 4 ou 500 disséminés sur ces 300,000 hectares.

L'histoire du Sutherland est plus ou moins celle de tous les Highlands. Partout où l'antique population a pu être déplacée, des moutons lui ont succédé. Quand le sol devient un peu meilleur, et la dépopulation moins complète, on cultive un peu d'avoine et de turneps autour des fermes et on ajoute aux moutons des bêtes à cornes. Ce bétail, bien connu sous le nom de West-Highlands, hautes terres de l'ouest, n'est autre

chose que l'ancienne race du pays, qui a gagné, grâce à des soins de tous genres, une extrême ampleur de chair et une rare aptitude à l'engraissement. Les voleurs de bœufs de Waverley auraient peine à reconnaître, s'ils renaissaient aujourd'hui, dans ces masses animées, les descendants de ces petites bêtes qu'ils poussaient devant eux au retour de leurs excursions, et qu'ils cachaient par centaines dans leurs cavernes. Un seul pèse autant que cinq ou six d'autrefois.

C'est Archibald, duc d'Argyle, qui, vers le milieu du siècle dernier, a commencé l'amélioration de ces bœufs, qui paraît aujourd'hui à son apogée. Velus comme des ours, d'une couleur noire ou brune plus ou moins foncée, ils ont encore, au premier abord, une mine sauvage parfaitement appropriée aux lieux où ils vivent; mais leur démarche lourde et leur œil paisible montrent bientôt qu'eux aussi ont perdu leur ancienne rudesse, et qu'ils n'ont rien de commun avec leurs frères violents d'Andalousie, élevés pour le combat. Rien n'a été changé quant aux conditions générales de leur régime. Ils ne mettent pas plus que les moutons, le pied dans une étable, passent comme eux au grand air les nuits comme les jours, les hivers comme les étés, et ne reçoivent guère d'autre nourriture que celles qu'ils recueillent sur ces montagnes, où la main de l'homme n'a rien semé.

La nation britannique a les mœurs rudes, elle fait les choses durement, et se donne souvent tort dans la forme, quand elle a raison au fond. Les héritiers des grands fiefs écossais ont été évidemment trop loin en

employant la force pour réduire leurs vassaux, il eût mieux valu attendre du temps, qui marche vite, que la transformation devint spontanée. Quand même la contrainte eût été nécessaire, ce n'était pas à eux d'en user envers des hommes qui leur étaient dévoués jusqu'au fanatisme. A cela près, l'opération du déplacement a été bonne, utile, bien entendue, au double point de vue agricole et politique. Cinquante ans d'expérience l'ont prouvé surabondamment. S'il y a quelque chose à regretter, de l'aveu de tous les Ecossais, c'est qu'elle n'ait pas été partout aussi complète que dans le Sutherland. Ceux des montagnards qui sont restés en trop grand nombre sur quelques points, justifient, par leur misère, l'expulsion de leurs devanciers, et la force des choses les fera sans aucun doute disparaître peu à peu.

En condamnant si absolument ce qui s'était passé dans la haute Écosse, M. de Sismondi a fait plusieurs confusions: il a parlé du Sutherland conime d'un pays ordinaire, dans des conditions moyennes de fertilité et de civilisation; ce qu'il regardait comme un abus de la propriété, lui a caché l'insuffisance de la production et le danger de la barbarie. Quand un sol et un climat sont trop improductifs pour entretenir convenablement une population humaine, est-il désirable qu'elle s'éloigne ? Que la terre appartienne à des propriétaires qui perçoivent, sous forme de rente, une partie des fruits, ou que tous les fruits soient partagés entre ceux qui la cultivent, peu importe; la proportion peut changer, mais la difficulté fondamentale reste la même. Quand les Highlanders auraient été reconnus propriétaires du sol

natal, le déplacement de la plupart d'entre eux aurait toujours été nécessaire.

Cette première question posée et résolue, vient la seconde, celle de la rente (1). Dans de pareils pays, est-il utile, est-il légitime que la terre produise une rente? Je n'hésite pas à répondre affirmativement. Les plus mauvais terrains ne font pas exception à la règle générale, toute terre doit produire un excédant sur les frais de production pour être véritablement utile à la communauté. Cet excédant, c'est la nourriture de ceux qui ne travaillent pas la terre, c'est-à-dire qui se livrent àl'industrie, au commerce, aux sciences, aux arts. Tout pays qui n'a pas dans sa culture de produit net est condamné à la barbaric. Bien que mus par un intérêt tout personnel, les chefs écossais ont été les instruments de cette grande loi sociale qui fait du dégagement de la rente le principe même de la civilisation; sans rente, point de division du travail, et sans division du travail, point de richesse, de bien-être, de développement intellectuel. Il est d'ailleurs fort rare qu'en augmentant le produit net, on n'augmente pas aussi le produit brut. La haute Ecosse produit infiniment plus aujourd'hui qu'il y a un siècle, non-seulement pour la rente, ce qui est évident, mais pour tout.

(1) J'entends par rente ce qu'on entend généralement en France par ce mot, le revenu net du propriétaire; on lui donne quelquefois, surtout dans les écrits des économistes anglais, un autre sens, tout métaphysique, qui a été imaginé par Ricardo, et qui a suscité des discussions interminables; j'ai toujours évité de le lui donner dans le cours de cet essai. Voir l'examen de la théorie de Ricardo dans mon Cours d'économie rurale.

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