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jour un succès retentissant nous arriver de l'autre côté de la Manche.

Nous apprendrons alors ce qu'on sait déjà dans quelques-unes de nos provinces, comme la Bretagne et une partie de la Normandie, mais ce qu'on ne sait guère que là, tout le parti qu'on peut tirer de cette culture qui n'occupe la terre que pendant trois mois, et qui conséquemment figure au premier rang parmi les cultures dérobées, qui s'accommode de tous les terrains, n'exige que peu d'engrais, n'épuise presque pas le sol, l'entretient parfaitement propre par la rapidité de sa végétation, et qui cependant rapporte en moyenne cinquante pour un, et peut aisément s'élever jusqu'au double; le maïs lui-même, quoique bien plus épuisant, ne donne pas davantage. L'analyse chimique démontre que la farine de sarrasin est au moins aussi nourrissante · que celle de froment, poids pour poids, et on connaît aujourd'hui des procédés de mouture qui lui enlèvent son âpreté.

Il est aussi, parmi les espèces domestiques, un animal fort peu en faveur à cause de ses instincts capricieux et destructeurs, mais qui mériterait d'être mieux apprécié pour sa fécondité, et qui paraît fait pour des régions comme le pays de Galles; c'est la chèvre. Les dernières statistiques nous apprennent que le nombre des chèvres s'accroît rapidement en Irlande, je n'en suis pas surpris. Outre que la chèvre met bas ordinairement deux petits, tandis que la brebis n'en produit qu'un, outre qu'elle est d'un tempérament plus robuste et moins sujette à toute sorte de maladies, elle donne en

abondance, quand elle est bien nourrie, un lait extrêmement riche qui peut être converti en excellents fromages. En France, où toutes les industries agricoles sont connues, quoique trop peu répandues, des cantons entiers tirent de la chèvre leur principale richesse; tel est le mont d'Or, près Lyon, où une chèvre rapporte autant qu'ailleurs une vache. A mesure que la population fera des progrès, je ne doute pas que la chèvre ne soit mieux jugée ; il faut seulement apprendre à la bien conduire et renoncer pour elle à cet état presque sauvage qui la rend plus chère aux bergers de Théocrite et de Virgile qu'aux agronomes et aux cultivateurs. Tous les dons de la Providence sont bons, quand ils sont mis à leur place et exploités avec art; la place de la chèvre est dans les montagnes stériles, où l'on peut multiplier, pour la nourrir, les arbrisseaux fourragers, à moins qu'elle ne soit, comme au mont d'Or, soumise à la stabulation la plus stricte.

La civilisation tend à rendre égaux en valeur les terrains les plus inégaux en apparence. Les plus mauvais peuvent beaucoup produire, pourvu qu'on ne leur demande que ce qu'ils sont susceptibles de porter. La constante préoccupation des cultivateurs est la production des céréales; à ce compte, il y a beaucoup de terrains qui ne peuvent pas donner de revenu, car les céréales y coûtent plus cher qu'elles ne valent. Mais les céréales ne sont pas tout. Nous obtenons en France, avec la vigne, sur des sols impropres au blé, des résultats égaux ou même supérieurs à ceux des terres les plus fromentales; sur d'autres points, le pin à résine permet de tirer un mer

veilleux parti des sables les plus arides, le riz utilise des marais, etc. L'art consiste à trouver ce qui convient aux sols les plus divers; il y a longtemps que Virgile l'a dit dans ses Géorgiques :

Nec vero terræ ferre omnes omnia possunt.

Les petites îles qui dépendent de l'Angleterre prennent leur part de la prospérité générale. On dit assez de bien de l'état agricole de l'île de Man, située au milieu du canal de Saint-George, entre l'Angleterre et l'Irlande, et qui a formé autrefois un royaume à part. Quoique très-montagneuse, elle nourrit 50,000 habitants, sur une étendue totale d'environ 60,000 hectares, dont la moitié seulement susceptible de culture, et fournit encore un excédant de blé, d'orge et de bétail pour l'exportation. A l'industrie agricole, les habitants joignent les produits de la pêche, de la navigation et de l'exploitation des mines. L'aisance y est assez générale. La plus grande partie du sol appartient à des petits propriétaires ou yeomen qui cultivent eux-mêmes. Cette division de la propriété et de la culture est trèsancienne dans l'île de Man, et là du moins le gouvernement anglais a eu le bon esprit de ne pas la combattre.

Mais le triomphe de la petite propriété et de la petite culture, c'est, comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, l'île de Jersey, qui touche à nos côtes. L'extrême richesse de cette petite île, qui n'a pas plus de 16,000 hectares et qui contient une population de 50,000 âmes, peut être attribuée en partie aux grandes dé

penses qu'y a faites de tout temps le gouvernement anglais pour la défendre contre nous; mais la France aussi fait d'énormes dépenses dans l'île de Corse, qui a bien d'autres ressources naturelles que Jersey, et cette île est restée pauvre et improductive malgré ce qu'elle nous coûte. La population est douze fois plus condensée à Jersey qu'en Corse, et elle jouit d'une bien plus grande aisance. Guernesey et Aurigny rivalisent presque avec Jersey; ce n'est pas sans raison qu'on les compte toutes trois parmi les plus beaux joyaux de la couronne britannique.

Nulle part, la différence actuelle entre un pays français et la plupart des pays anglais, ne ressort plus péniblement qu'en comparant l'île de Jersey aux côtés françaises qui lui font face. Elle surgit à l'entrée d'un golfe dont les deux bras sont formés d'un côté par le département de la Manche et de l'autre par celui des Côtes-du-Nord. Climat, sol, produits, race d'hommes, tout se ressemble. Ces deux départements figurent parmi les plus prospères de France; celui de la Manche occupe le huitième rang sur quatre-vingt-six, et celui des Côtes-du-Nord le douzième, comme densité de population et de richesse; et cependant, quand Jersey compte plus de trois habitants par hectare, la Manche et les Côtes-du-Nord n'en comptent qu'un; la même disproportion se fait remarquer soit dans le produit brut, soit dans le produit net des cultures. Bien évidemment cette fois, le contraste ne peut être attribué à la grande propriété et à la grande culture, puisque le sol est bien plus divisé à Jersey que chez nous : il faut

reconnaître que les véritables causes sont ailleurs.

Ce coin de terre a joui sans interruption depuis plusieurs siècles d'une indépendance à peu près complète, et par suite, des deux plus grands biens de ce monde, la paix et la liberté ; il n'a connu ni le mauvais gouvernement, ni les révolutions, ni les guerres, qui ont arrêté si souvent l'essor de ses voisins de France: il a été plus favorisé sous ce rapport que l'Angleterre elle-même.

Avec une pareille histoire, tout aurait prospéré. Le développement local, livré à lui-même, a pris la forme de la petite propriété et de la petite culture; mais il aurait pu en prendre d'autres, qui auraient réussi également. Je crois cependant que, par d'autres voies, ces iles seraient difficilement parvenues à nourrir une pareille population. Dès que le capital ne leur manque pas, la petite propriété et la petite culture deviennent pour ainsi dire productives à l'infini. Un grand empire ne pourrait pas être organisé tout à fait ainsi, il y faut une plus grande variété de conditions humaines. Ces îles n'ont ni à se gouverner, ni à se policer, ni à se défendre; elles n'ont qu'à être heureuses, et elles le sont : bonheur petit et monotone, sans doute, mais antique et digne de respect. Elles n'ont brillé ni par les arts, ni par la politique, ni par la guerre; leur rôle est plus modeste. Ruches industrieuses et paisibles, elles montrent ce que peut à la longue le travail sans entraves.

Dans son Plaidoyer en faveur des paysans propriétaires, M. William Thornton insiste beaucoup, et avec raison, sur cet état agricole et social. M. Mill, dans ses

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