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moutons relativement à leur étendue l'Ecosse n'en peut nourrir, malgré tous ses efforts, que 4 millions environ; l'Irlande, qui devrait rivaliser par ses pâturages avec l'Angleterre, n'en compte tout au plus que 2 millions sur 8 millions d'hectares, et ce n'est pas là un des moindres signes de son infériorité; la seule Angleterre en a 30 millions environ, sur 15 millions d'hectares, c'est-à-dire proportionnellement trois fois plus que la France.

A cette inégalité dans le nombre vient se joindre une différence non moins importante dans la qualité.

Depuis un siècle environ, indépendamment des progrès antérieurs qui avaient été plus grands en Angleterre que chez nous, les deux pays ont suivi dans l'éducation des troupeaux deux tendances opposées. En France, la laine a été considérée comme le produit principal et la viande comme le produit accessoire; en Angleterre, au contraire, la laine a été considérée comme le produit accessoire, et la viande comme le produit principal. De cette simple distinction, qui paraît peu importante au premier abord, datent des différences dans les résultats qui se comptent par centaines de millions.

Les efforts tentés en France pour l'amélioration de la race ovine depuis quatre-vingts ans se résument presque tous dans l'introduction des mérinos. L'Espagne possédait seule autrefois cette belle race, qui s'était formée lentement sur l'immense plateau des Castilles ; la réputation des laines espagnoles engagea plusieurs autres nations de l'Europe, notamment la Saxe, à tenter l'importation. Cette tentative ayant réussi, la France voulut

en essayer à son tour, et le roi Louis XVI, ce prince excellent, qui donna le signal de tous les progrès réalisés depuis, sollicita et obtint du roi d'Espagne l'envo d'un troupeau espagnol pour sa ferme de Rambouillet. Ce troupeau qui, amélioré et en quelque sorte transformé par les soins dont il a été l'objet, est devenu la souche de presque tous les mérinos répandus en France. Deux autres sous-races, également d'origine espagnole, celle de Perpignan et celle de Naz, ont été dépassées par lui.

Les propriétaires et les fermiers français hésitèrent beaucoup d'abord à adopter cette innovation. La révolution étant survenue, plusieurs années se passèrent sans qu'aucun résultat sérieux fût obtenu; ce ne fut guère que sous l'empire que les avantages de la nouvelle race commencèrent à se répandre. Le mouvement une fois engagé gagna de proche en proche, et, de grands bénéfices ayant été faits, l'enthousiasme s'en mêla.

Beaucoup de fortunes de fermiers, notamment dans les environs de Paris, datent de cette époque. La production de béliers pour la propagation de la race était devenue, dans les premières années de la restauration, une industrie fort lucrative. Un bélier de Rambouillet fut vendu 3,870 francs en 1825. C'est qu'en effet, quand le mouton indigène donnait à peine quelques livres d'une laine grossière, le mérinos dépouillait le double ou le triple en poids d'une laine fine d'un prix plus élevé. Ce profit était considérable, il parut suffisant à nos cultivateurs, qui n'en imaginaient pas d'autre; et c'est ainsi que la propagation des mérinos fut

considérée en France comme le but suprême que devait rechercher l'économie rurale dans l'élève du mouton. Un quart environ des moutons français est aujourd'hui composé de mérinos ou métis-mérinos; le reste a gagné en même temps, soit en viande soit en laine, par le seul effet de soins plus intelligents et d'une meilleure nourriture, de sorte qu'on peut affirmer, sans crainte d'exagération, que le revenu de la France en moutons doit avoir quadruplé depuis un siècle, bien que le nombre de ces animaux n'ait que doublé. C'est beaucoup sans doute qu'un pareil progrès, mais nous allons en constater un plus grand, en comparant à l'histoire des troupeaux en France, depuis cent ans, la même histoire en Angleterre pendant la même période.

Il y a toujours eu beaucoup de moutons en Angleterre; ces îles étaient déjà, sous ce rapport, célèbres du temps des Romains. Les races primitives vivaient à l'état sauvage, on retrouve encore leurs derniers descendants dans les montagnes du pays de Galles, de la presqu'île de Cornouailles et de la Haute-Écosse. Cette tendance naturelle du sol et du climat n'a fait que se fortifier avec le temps. Déjà, il y a près de trois siècles, au moment où l'esprit commercial et manufacturier a commencé à se développer en Europe, l'élève des moutons avait pris en Angleterre une extension inusitée partout ailleurs : c'était alors la laine qu'on recherchait avant tout, comme de nos jours en France. On les distinguait en races à longue laine et races à laine courte, les premières surtout étaient très-estimées. L'Angleterre avait donc sur nous une grande avance, quand nous avons

commencé à nous occuper de nos troupeaux, et cette avance s'est accrue par la révolution nouvelle qui a inauguré chez elle la supériorité de la viande sur la laine comme produit.

Vers le temps où le gouvernement français travaillait à introduire en France les mérinos, des tentatives du même genre furent faites en Angleterre. A l'exemple de Louis XVI, le roi Georges III, qui était fort occupé d'agriculture, fit venir à plusieurs reprises des moutons espagnols qu'il établit sur ses propres terres. Les premiers importés périrent : l'humidité des pâturages leur donnait des maladies qui devenaient bientôt mortelles. On plaça les derniers venus sur un terrain plus sec, et ils vécurent. Dès ce moment, il fut démontré que le climat anglais, s'il mettait une limite à la propagation des mérinos, n'était pas du moins un obstacle invincible à leur introduction. Des grands seigneurs, des agriculteurs célèbres, s'occupèrent activement des moyens de naturaliser cette nouvelle race; mais les fermiers firent, dès le début, des objections plus fondamentales que celles du climat; les idées avaient changé, on commençait à pressentir l'importance du mouton comme animal de boucherie. Peu à peu cette tendance nouvelle a prévalu, la race espagnole a été abandonnée par ceux même qui l'avaient le plus vantée à l'origine, et aujourd'hui il n'existe plus de mérinos ou métis-mérinos en Angleterre que chez quelques amateurs, comme objet de curiosité plutôt que de spéculation.

Le plus grand promoteur de cette préférence a été le célèbre Bakewell, un homme de génie dans son genre,

qui a fait autant pour la richesse de son pays que ses contemporains Arkwright et Watt. Avant lui, les moutons anglais n'étaient mûrs pour la boucherie qu'à l'âge où sont abattus encore aujourd'hui les nôtres, c'est-àdire vers quatre ou cinq ans. Il pensa fort justement que s'il était possible de porter les moutons à leur complet développement avant cet âge, de les rendre, par exemple, propres à être abattus à deux ans, on doublerait par ce seul fait le produit des troupeaux. Avec cette persévérance qui caractérise sa nation, il poursuivit, dans sa ferme de Dishley-Grange, en Leicestershire, la réalisation de cette idée, et il finit, après bien des années d'efforts et de sacrifices, par en venir à bout.

La race obtenue ainsi par Bakewell porte le nom de nouveaux Leicester, du nom du comté, ou de Dishley, du nom de la ferme où elle a pris naissance. Cette race extraordinaire, sans rivale dans le monde pour sa précocité, fournit des animaux qui peuvent s'engraisser dès l'âge d'un an, et qui, dans tous les cas, ont acquis tout leur volume avant l'expiration de leur seconde année. A cette qualité, précieuse entre toutes, ils joignent une perfection de formes qui les rend, à volume égal, plus charnus et plus lourds qu'aucune race connue. Ils donnent en moyenne 50 kilos de viande nette, et il n'est pas rare d'en trouver qui vont au delà.

Le procédé que Bakewell a suivi pour obtenir un si merveilleux résultat est connu de tous les éleveurs sous le nom de sélection. Il consiste à choisir, parmi les individus d'une espèce, ceux qui présentent au plus haut

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