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argilo-calcaires, et où la culture des racines a fait moins de progrès. Dans la première, les céréales n'étant pas encore le produit principal, la crise a été réelle, mais tolérable; dans la seconde, où les céréales occupent le premier rang, elle a été profonde.

Beaucoup de propriétaires de l'ouest et du nord ont pu conserver leurs rentes intactes; d'autres ont pu se borner à des réductions de rentes de 10 à 15 p. 100. Dans le sud-est et dans les cantons argileux en général, c'est-à-dire sur un quart environ de l'Angleterre, la réduction, pour être efficace, a dû être de 20 à 25 p. 100, et sur quelques points, les fermiers ont tout à fait abandonné la partie. Ces sortes de terres étaient déjà les moins bien cultivées et les moins productives du sol britannique, celles qui donnaient à surface égale les rentes les plus basses, les plus faibles salaires et les plus faibles profits.

Devant une pareille épreuve, l'esprit industrieux de nos voisins s'est mis à l'œuvre; les causes qui avaient fait, depuis l'introduction de l'assolement de Norfolk, l'infériorité relative des terres argileuses, regardées autrefois comme les plus fertiles, ont été étudiées avec soin, et des systèmes nouveaux ont pris naissance pour y porter remède. Outre les propriétaires et les fermiers intéressés, une nouvelle classe d'hommes s'en est mêlée, celle des partisans du free trade; ils ont tenu à prouver que, même dans les plus mauvaises conditions, l'agriculture nationale pouvait survivre et prospérer. Des commerçants ont acheté des terres tout exprès dans les contrées les plus éprouvées, pour s'y livrer à toute sorte d'essais.

Les premiers résultats n'ont pas été bons, mais peu à peu les nouveaux principes se sont dégagés, et on peut affirmer aujourd'hui que les terres argileuses sont destinées à reprendre leur ancien rang. Les Anglais échouent rarement dans ce qu'ils entreprennent, parce qu'ils y portent une persévérance que rien n'abat.

Il y a plus; les procédés imaginés pour transformer les terres fortes ont paru applicables dans une certaine mesure aux autres, et les améliorations provoquées par la nécessité sur quelques points tendent plus ou moins à se généraliser. Le sol entier profitera ainsi du remède sans avoir également souffert du mal.

En attendant, les classes populaires ont tiré de la baisse des prix tout le profit qu'on en attendait, et elles s'en sont contentées; ce qui n'est pas moins admirable en Angleterre que l'esprit de concession dans les uns, c'est l'esprit de patience dans les autres. On a pu croire un moment que le taux des salaires baisserait; l'opinion les a défendus, et ils ont résisté ; ils ont donc profité de toute la baisse obtenue dans le prix des denrées de première nécessité (1). On a pu croire aussi que la somme de main-d'œuvre agricole diminuerait; tout anonce en effet qu'elle sera réduite sur quelques points; mais sur d'autres elle sera accrue. En résumé, elle restera au moins égale à ce qu'elle était auparavant.

(1) Depuis que ceci est écrit, les circonstances ont changé; après avoir baissé pendant plusieurs années, les prix ont recommencé à monter, et ils sont aujourd'hui (janvier 1854) plus haut qu'avant la réforme; mais cette hausse, étant en partie l'effet de la mauvaise récolte de 1853 et n'ayant rien d'artificiel, n'a plus les mêmes inconvénients. (Voir l'Appendice à la fin du volume.)

L'opinion commande d'autres améliorations en faveur des classes populaires; on veut que les lois sur le domicile en matière de taxe des pauvres soient révisées, afin que les ouvriers puissent aisément se déplacer et se rendre des points où le salaire est le plus bas dans ceux où il est le plus élevé, sans rien perdre de leurs droits aux secours publics; on veut que les propriétaires s'occupent paternellement de leurs journaliers, qu'ils veillent à leur instruction et à leur moralité comme à leur bienêtre matériel, et les plus grands seigneurs tiennent à honneur de remplir ce devoir. Beaucoup d'entre eux font bâtir des cottages sains et commodes qu'ils louent à des prix raisonnables : le prince Albert, qui veut être le premier à donner tous les bons exemples, avait fait exposer sous son nom, à l'exhibition universelle, un modèle de ces sortes de constructions. On y joint en général un petit lot de jardin où le locataire peut faire venir des légumes frais; c'est ce qu'on appelle des allotments. Dans tous les grands domaines le maître fait construire des chapelles et des écoles, et encourage les associations qui ont un but d'utilité commune.

Ainsi a été prévenue la guerre des classes, et, sans autres secousses que celles qui étaient absolument inévitables, l'Angleterre a fait un grand pas, même au point de vue agricole. Voilà pourquoi, quand Robert Peel est mort, l'Angleterre a pris le deuil : le grand citoyen avait été compris.

Je ne m'arrêterai pas à faire ressortir la différence entre la crise anglaise de 1848 et la crise française de la même époque. L'intérêt rural est aussi chez nous celui

qui a le plus souffert, mais il n'a pas été le seul à souffrir, tous ont été ébranlés à la fois. On a vu le prix des denrées baisser rapidement, non pas comme en Angleterre, parce qu'il était trop élevé, mais parce que, le travail industriel et commercial s'étant arrêté, la classe non agricole n'a plus eu le moyen d'acheter de quoi vivre. La consommation dans toutes les branches, au lieu de s'accroître comme chez nos voisins, s'est réduite au strict nécessaire, et dans un pays où l'alimentation ordinaire en viande et en blé était à peine suffisante, il s'est encore trouvé trop de viande et de blé pour les ressources d'une population appauvrie. La culture et la propriété éperdues n'ont pas trouvé comme en Angleterre l'appui des capitaux, puisqu'un grand nombre avaient été détruits, et que le reste épouvanté émigrait ou se cachait. Heureusement que, par une faveur spéciale de la Providence, les fruits de la terre ont abondé pendant cette épreuve, car si le moindre doute avait pu s'élever dans les esprits sur l'approvisionnement, au milieu du désordre général, nous aurions vu les horreurs de la famine se joindre comme autrefois aux horreurs de la guerre civile.

Un premier retour de confiance répare en partie ces désastres. La France montre encore une fois ce qu'elle a montré si souvent, notamment après l'anarchie de 93 et les deux invasions, qu'il n'est pas en son pouvoir de se faire un mal incurable. Plus elle reparaît pleine de ressources malgré les pertes immenses qu'elle a faites, plus on est frappé des progrès qu'elle aurait réalisés dans ces cinq ans, si elle n'avait elle-même arrêté

violemment son essor. Les recettes des contributions indirectes, un des signes les plus certains de la prospérité publique, qui étaient de 825 millions en 1847, et qui ont remonté péniblement, après une baisse énorme, à 810 millions en 1852, auraient atteint dans cette même année 950 millions ou 1 milliard, si l'impulsion qu'elles avaient reçue avant 1848 s'était soutenue, et toutes les branches de la richesse publique répondraient à ce brillant symbole.

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Du reste, si j'ai dû raconter ce qui s'est passé en Angleterre depuis 1847, il ne faut pas en conclure qu'une révolution du même genre me paraisse désirable ou même possible en France. Nous sommes dans des conditions différentes sous tous les rapports. Il ne peut être question chez nous d'établir le bon marché des subsistances; nous l'avons, puisque l'Angleterre, après tous ses efforts, n'a pas pu descendre plus bas que les plus élevés de nos prix courants, et sur la moitié du territoire, nous ne l'avons que trop. Il ne faut pas confondre les pays riches et peuplés à l'excès avec ceux qui ne le sont pas ; les besoins des uns ne sont pas du tout ceux des autres. Nous ne ressemblons pas à l'Angleterre de 1846, mais à l'Angleterre de 1800. Ce n'est pas la production qui manque chez nous à la consommation, c'est encore la consommation qui, dans la moitié de la France du moins, manque à la production. Au lieu de voir partout le blé à 25 francs l'hectolitre et la viande à 1 franc 25 centimes le kilogramme, nous avons des pays entiers où le producteur n'obtient guère de ses denrées plus de la moitié de ces prix. Pour ceuxlà, ce n'est pas la baisse qu'il leur faut, mais la hausse;

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