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CHAPITRE XI.

LES DÉBOUCHÉS.

J'arrive enfin à la plus immédiate, la plus effective des causes qui ont concouru au développement de l'agriculture britannique, savoir le développement simultané de la plus puissante industrie et du plus riche commerce du monde. Au fond, cette cause ne fait encore qu'une avec les précédentes, car l'industrie et le commerce sont, comme l'agriculture elle-même, des enfants de la liberté, de l'ordre et de la paix, et ces conditions premières étant en grande partie l'œuvre de la nation rurale, tout découle de cette source commune. Mais, de même que les conséquences de la liberté et de la paix se distinguent dans les faits de celles de la vie rurale proprement dite, de même celles du développement industriel et commercial peuvent se constater à part, et ce sont les plus actives. S'il était possible d'établir dans une nation un grand commerce et une grande industrie sans sécurité ni liberté, cette cause suffirait à elle seule pour amener une grande richesse agricole, et s'il était possible qu'une nation fût libre et tranquille sans devenir par ce seul fait industrielle et commerciale, la liberté

et la paix ne suffiraient pas, même avec l'aide des mœurs rurales, à produire également cette richesse.

Quelques esprits, plus frappés des apparences que du fond des choses, ont cru voir dans le commerce et l'industrie des ennemis et des rivaux pour l'agriculture. Cette erreur fatale est notamment répandue en France : on ne saurait trop la combattre, car il n'en est pas de plus nuisible aux intérêts agricoles. En réalité, la distinction entre l'agriculture et l'industrie est fausse: c'est aussi une industrie que la mise en valeur du sol; c'est aussi un commerce que le transport, la vente et l'achat des produits ruraux. Seulement, cette industrie et ce commerce, étant tout à fait de première nécessité, peuvent un peu plus se passer d'habileté et de capital que les autres, mais alors ils restent dans l'enfance, et, quand ces deux puissants secours ne leur manquent pas, ils deviennent cent fois plus féconds. Même en admettant la distinction que l'usage établit entre les termes, il ne peut pas y avoir de riche agriculture sans riche industrie. C'est une vérité en quelque sorte mathématique, car le commerce et l'industrie peuvent seuls fournir avec abondance à l'agriculture les deux plus puissants agents de production qui existent: des débouchés et des capitaux.

Dès le règne de la reine Anne, l'Angleterre prend visiblement le pas sur la France pour l'industrie et le commerce, c'est-à-dire pour tout, car ce progrès suppose et renferme tous les autres. Après la guerre d'Amérique, quand la nation affligée d'avoir perdu sa principale colonie se replie sur elle-même pour chercher dans

son propre sein des dédommagements, son essor devient tout à fait sans rival; alors paraît Adam Smith, qui scrute dans un livre immortel les causes de la richesse et de la grandeur des nations; alors paraissent les grands inventeurs, comme Arkwright et Watt, qui semblent les instruments d'Adam Smith pour réaliser ses théories. dans la pratique industrielle; alors paraît William Pitt, qui porte le même esprit dans l'administration des affaires publiques; alors enfin paraissent Arthur Young et Bakewell, qui ne font à leur tour qu'appliquer à l'agriculture les idées nouvelles.

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Le système d'Arthur Young est fort simple; il se résume dans un seul mot dont Adam Smith venait de fixer le sens, le marché. Jusque-là, les cultivateurs anglais avaient, comme tous ceux du conținent, peu travaillé en vue du marché. La plupart des denrées agricoles se consommaient sur place par les producteurs eux-mêmes, et quoiqu'il s'en vendit plus en Angleterre qu'ailleurs, ce n'était pas l'idée des débouchés qui dominait la production. Arthur Young est le premier qui ait fait comprendre aux agriculteurs anglais l'importance naissante du marché, c'est-à-dire de la vente des denrées agricoles à une population qui ne contribue pas à les produire. Cette population non agricole, peu considérable jusqu'alors, commençait à se développer, et de puis, sa multiplication est devenue immense, grâce à l'expansion de l'industrie et du commerce.

Tout le monde sait quels progrès énormes l'emploi de la vapeur comme moteur a fait faire depuis cinquante ans à l'industrie et au commerce britanniques. Le siége

principal de cette activité prodigieuse est, dans le nordouest de l'Angleterre, le comté de Lancastre et son voisin le West-Riding du comté d'York; là Manchester met en œuvre le coton, Leeds la laine, Sheffield le fer, et le port de Liverpool alimente, par un courant continu d'exportations et d'importations, une production infatigable; là se fouille sans relâche ce monde souterrain que les Anglais ont si justement nommé leurs Indes noires, immense réservoir de charbon qui couvre de ses ramifications plusieurs comtés et vomit de toutes parts d'inépuisables trésors. On estime à 40 millions de tonnes, valant, à 10 shillings la tonne, 500 millions de francs, l'extraction annuelle du charbon, ce qui fait supposer une production industrielle gigantesque, puisque le charbon est la matière première de toutes les industries.

Sous cette impulsion, la population de la GrandeBretagne s'est élevée, de 1801 à 1851, de 10 millions d'âmes à 20; celle du comté de Lancastre et du WestRiding a triplé; il n'y a peut-être pas dans le monde entier de population plus condensée. La France n'offre nulle part un spectacle pareil : dans le même laps de temps, sa population totale n'a augmenté que d'un quart; elle a passé de 27 millions à 36, et ses départements les plus peuplés, ceux du Rhône et du Nord, après celui de la Seine, qui fait exception ainsi que Londres, ne comptent que deux têtes humaines par hectare.

Plus le pays est peuplé, plus le rapport de la population agricole à la population totale descend. Vers la fin du siècle dernier, le rapport du nombre des

agriculteurs au chiffre total devait être à peu près le même qu'aujourd'hui chez nous, c'est-à-dire d'environ 60 pour 100.

Depuis, à mesure que la foule des hommes a grossi, on a vu cette proportion baisser, non que la population rurale ait diminué, elle s'est au contraire un peu accrue, mais parce que la population industrielle a monté avec une bien autre rapidité. On comptait en 1800, dans la Grande-Bretagne, environ 900,000 familles agricoles; on en compte peut-être aujourd'hui un million. En 1811, le nombre des familles non agricoles était déjà de 1,600,000, en 1821 de deux millions, en 1841 de deux millions et demi; elle doit être aujourd'hui de trois millions. En général, la population rurale forme le quart de l'ensemble; mais sur certains points elle est fort au-dessous. Dans le comté de Middlesex, il y a deux cultivateurs pour 100 habitants; dans le Lancashire, 6; dans le West-Riding, 10; dans les comtés de Warwick et de Stafford, 14.

La France ne présente nulle part, pas même dans le département de la Seine, une pareille disproportion. Comme population urbaine, qu'est-ce que Paris, avec son million d'âmes, auprès de la gigantesque métropole de l'empire britannique, qui ne compte pas moins de deux millions et demi d'habitants? Qu'est-ce que Lyon, même avec l'annexe de Saint-Étienne, auprès de cette foule de villes manufacturières qui se groupent autour de Liverpool et de Manchester, et qui forment ensemble une agglomération de trois millions d'âmes? Le tiers de la nation anglaise est rassemblé dans ces deux centres :

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