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fléau vint encore retarder cet élan : les guerres funestes de l'empire arrivèrent; les capitaux furent encore une fois dispersés, la population fut encore une fois décimée sur les champs de bataille. Il semblait que les grands principes posés sous Louis XVI ne parviendraient jamais à porter leurs fruits; la France n'avait entrevu la paix et la liberté que pour les perdre. Ce n'est vraiment qu'à partir de 1815 que le travail national a pu se développer sans obstacles, et on sait ce qui en est sorti.

Il faut remonter jusqu'au règne de Charles Ier pour trouver chez les Anglais quelque chose de pareil à ce qu'était la France cent ans après. Dès 1750, le progrès devient sensible. Le gouvernement représentatif était fondé, et la richesse rurale avait grandi avec lui. Ce pays, qui produisait à peine deux millions de quarters de blé sous les Stuarts, en récoltait déjà le double en 1750, et devait s'élever progressivement jusqu'à treize, qu'il produit aujourd'hui. La viande,la bière, la laine, toutes les denrées agricoles, suivaient le mouvement; mais aussi, quand le reste de l'Europe languissait dans l'oppression, la liberté et la sécurité se répandaient comme une douce lumière dans les campagnes britanniques. Dès les premières années du XVIII° siècle, Thompson chante ces biens sacrés, qui sont le principe de tous les autres « La liberté, dit-il, règne ici jusque dans les cabanes les plus reculées et y porte l'abondance. >> Ailleurs il s'écrie, en s'adressant à l'Angleterre : Tes contrées abondent en richesses dont la propriété est assurée au laboureur satisfait. » Depuis cent soixante ans, les nobles institutions qui défendent la liberté et la sé

curité des personnes et des propriétés, ont régné sans interruption,et depuis cent soixante ans la prospérité les accompagne.

A la fin du XVIII° siècle, au moment où a commencé la guerre de la révolution, l'agriculture anglaise était déjà plus riche que la nôtre aujourd'hui. Plusieurs documents l'attestent, entre autres les recherches de Pitt pour l'établissement de l'income-tax et les travaux d'Arthur Young et de sir John Sinclair. Pitt évaluait en 1798 la rente totale des terres, pour l'Agleterre et le pays de Galles, à 25 millions sterling ou 625 millions de francs, et le revenu des fermiers à 18 millions sterling ou 450 millions, soit une moyenne de 40 francs par hectare pour la rente, et de 30 francs pour le profit. Il est fort douteux que, même en prenant la plus riche moitié de la France, on trouvât aujourd'hui un pareil résultat. A la même époque, la moyenne des salaires ruraux était de 7 shillings 3 deniers ou 9 francs par semaine, soit 1 franc 50 cent. par jour de travail, et sur beaucoup de points elle montait jusqu'à 9 et 10 schillins ou 2 francs par jour. Il est encore douteux que, même dans la meilleure moitié de la France, les salaires ruraux soient en ce moment aussi élevés, et les prix des denrées alimentaires était alors en Angleterre plutôt audessous qu'au-dessus de ce qu'il est aujourd'hui en France. La valeur des propriétés bâties s'élevait, d'après le docteur Beeke, à 300 millions sterling ou 5 milliards; celle des terres, d'après la même autorité, à 600 millions sterling ou 15 milliards, soit 1,000 francs par hectare, et à ce prix elles donnaient un revenu moyen de 4 pour 100.

Tels étaient les fruits d'un siècle de développement libre et régulier, malgré quelques désastres partiels comme la guerre d'Amérique. Dans le demi-siècle qui a suivi, de 1800 à 1850, la population a encore doublé, et la production agricole a suivi presque la même progression, malgré l'effroyable lutte qui a rempli les quinze premières années. Non-seulement l'Angleterre constitutionnelle a fini par vaincre le despotisme et le génie armés de toutes les forces d'une nation plus nombreuse et infiniment plus guerrière, mais l'accroissement de la richesse intérieure n'a pas été sensiblement retardé par la violence du combat. Jamais les bills d'inclosure pour la mise en valeur des terres incultes n'ont été plus nombreux que pendant la guerre contre la France; c'est le temps où l'assolement de Norfolk a fait ses plus grandes conquêtes, où les doctrines de Bakewell et d'Arthur Young se sont généralisées, où le duc de Bedford, lord Leicester et plusieurs autres, ont tiré un si heureux parti de la grande propriété.

L'Ecosse et l'Irlande avaient moins prospéré en 1798, parce qu'elles avaient été moins bien gouvernées. Pitt évaluait la richesse de l'Ecosse à un huitième de celle de l'Angleterrc. La Haute-Ecosse ne devant figurer à peu près pour rien dans ce calcul, c'était pour la BasseEcosse une moyenne de 22 francs pour la rente et de 12 francs pour le profit par hectare, et, en effet, l'Ecosse 'ne jouissait d'un peu d'ordre et de liberté que depuis cinquante ans. Nous verrons encore mieux, en traitant de l'Irlande, ce qu'amène l'absence de liberté et de

sécurité.

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Il demeure donc parfaitement constaté que, soit en France, soit en Angleterre, le développement agricole a suivi le bon gouvernement. La transformation rurale qui s'est accomplie en France de 1760 à 1848 avait déjà eu lieu en Angleterre de 1650 à 1800; les mêmes causes avaient amené les mêmes effets. Il y a entre l'An gleterre des Stuarts et celle de Pitt la même diflérence qu'entre la France de Louis XV et celle de Louis-Philippe. Ce n'est pas là d'ailleurs un fait particulier à la France et à l'Angleterre. Dans les temps anciens comme dans les modernes, la richesse agricole arrive et s'en va avec les mœurs politiques. Rome républicaine cultive admirablement ses champs, Rome asservie les laisse incultes ; l'Espagne du moyen âge fait des prodiges de culture, l'Espagne de Philippe Il ne travaille plus. Le Suisse et le Hollandais fertilisent d'âpres montagnes et des marais impraticables; le Sicilien meurt de faim sur le sol le plus fécond. « Les pays, dit Montesquieu, dans l'Esprit des Lois, ne sont pas cultivés en raison de leur fertilité, mais en raison de leur liberté. »>

La liberté a été d'autant plus productive en Angle

terre qu'elle n'y a point été accompagnée de ces désordres qui l'ont trop souvent souillée et décriée ailleurs. Malgré ces agitations apparentes qu'entraîne toujours chez le peuple le plus sage l'exercice des droits politiques, le fond de la société anglaise est resté calme. Les transformations que le temps amène et qui sont la vie même des peuples se sont opérées insensiblement, sans ces secousses violentes qui détruisent toujours beaucoup de capitaux; l'événement de 1688 lui-même n'a eu

que le moins possible le caractère révolutionnaire. - On fait généralement honneur de cette modération nationale à l'esprit aristocratique. Sans doute l'aristocratie y est pour quelque chose, mais seulement pour la part correspondante au rôle qu'elle joue dans la société. Depuis longtemps, le gouvernement britannique est plus aristocratique en apparence qu'en réalité, et cette apparence elle-même diminue de jour en jour.

Le véritable lest du corps politique, l'arome qui pénètre la société tout entière et la préserve de toute convulsion, c'est l'esprit rural: cet esprit est sans doute très-favorable à l'aristocratie, mais il n'est pas l'aristocratie elle-même; la domination aristocratique peut exister sans lui, il peut à son tour exister sans elle. L'aristocratie britannique a fait cause commune avec l'esprit rural, et c'est ce qui a fait sa force; l'aristocratie française s'en est séparée, et c'est ce qui a fait sa faiblesse. En Angleterre, la vie rurale des classes supérieures a produit d'abord les mœurs énergiques et fières d'où est sortie la constitution; elle a ensuite, par ces mêmes mœurs, préservé la liberté de tout excès. En France, cet élément à la fois libéral et conservateur nous a manqué. De nos jours, comme autrefois, l'abandon des campagnes par les propriétaires a fait, même en politique, presque tout le mal, et voilà comment ces deux causes de prospérité, distinctes en apparence, la liberté sans révolutions et l'esprit rural, n'en font qu'une en réalité.

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